1.
Bendejun a occupé une place importante dans la vie de notre famille. En 1965, mes parents ont acheté un morceau de terrain. Nous l’avons défriché puis ils y ont fait construire ce qui n’était qu’un cabanon en dur. Dès le début du printemps, nous montions y passer les fins de semaines. Quelques terrasses caillouteuses, un pays d’olives et de tomates dominé par les plumes hautes et nonchalantes des cyprès.
Quand nous revenions à Nice le dimanche soir, les rues étaient désertes. L’ennui, la vague nausée que je ressentais en voiture et que ne faisait qu’aggraver le parfum des fleurs coupées, ou quelquefois du thym et de la menthe que ma grand-mère maternelle avait pris soin de rapporter des collines, posés sur ses genoux. La lumière était bleue, d’une transparence à vous crever le cœur, comme le plumage d’un oiseau. Nous traversions des quartiers de H.L.M., descendions des boulevards rectilignes, et tout, à ce moment, me paraissait abouti, connu et justifié, ce qui n’empêchait pas un début de migraine.
2.
La campagne au printemps prenait des allures désordonnées, vaguement impudiques. C’est à Bendejun, au tout début des années 70, que j’ai lu pour la première fois, de Francis Ponge, Nioques de l’Avant-Printemps et surtout L’opinion changée quant aux fleurs, dans deux numéros de L’Éphémère.
L’idée de chantier m’était familière depuis la fin des années 50. Mon père avait alors quitté son emploi chez Renault pour devenir comptable dans une entreprise d’électricité où son frère Pascal l’avait précédé et où celui-ci occupait un poste de contremaître.
La construction du cabanon en dur fut rendue possible grâce à l’aide d’un petit peuple de maçons, de plombiers, d’électriciens et de peintres, qui étaient des amis de mon père et surtout de mon oncle Pascal. Ils travaillaient à ce chantier en dehors des heures qu’ils devaient à leurs patrons, souvent le samedi et le dimanche. La plupart étaient originaires d’Afrique du nord, ainsi que nous, et ils portaient des noms italiens, ce qui nous les faisaient regarder un peu comme des frères.
À midi, ma mère préparait de grosses marmites de spaghettis que nous mangions ensemble sur la terrasse. Puis, mon oncle Pascal a acheté un morceau de terrain, lui aussi, à deux pas de chez nous, et il y a construit, avec l’aide de ses camarades, une maison bien plus vaste et confortable que la nôtre. À Bendejun, les deux frères avaient réussi à reproduire, pour un temps, le paradis qu’ils avaient connu puis perdu aux Bains Romains, de l’autre côté de la mer.
Tout, dans notre maison de Bendejun, était objet de récupération, des fenêtres aux tasses à café, en passant par le lavabo de la salle de bains, le réfrigérateur, le poste de télévision, le buffet et les chaises. Rapporté de notre appartement niçois après déjà un long usage, trouvé sur des chantiers ou acheté à bas prix dans des hangars à brocante. Une maison construite et meublée de bric et de broc, qui demeurait au fil des années une œuvre ouverte. Chaque objet y paraissait tout à la fois insuffisant et superflu, inadapté à sa place. Mais mes parents n’en souffraient pas. C’était leur fierté d’avoir réalisé ce rêve, une caravane immobile, une arche de Noé, avec si peu d’argent.
Beaucoup de petites habitations construites sur cette commune illustraient la même culture du cabanon, différente de celle de la villa en ce qu’elle ne connotait aucune idée de luxe. Dans la culture populaire des villes méditerranéennes, le cabanon se comprenait plutôt comme un accessoire du jardin. Il servait à abriter un four à gaz (bouteilles de Butagaz que nous allions chercher à l’épicerie du village et que nous rapportions à pied, ou, plus tard, quand le chemin fût rendu carrossable, dans le coffre de la voiture, avec la crainte qu’elles n’explosent), des lits ou quelquefois de simples matelas que nous déroulions le soir venu et disposions à même le sol. Il permettait de mieux profiter du jardin, d’y passer plus de temps, de ne point craindre l’orage. Mais l’on pouvait aussi bien s’en passer, se contenter d’un toit de tôle ondulée ou de canisses appuyé contre le mur d’une restanque, ou encore, se balançant entre deux arbres, d’un hamac pour la sieste.
Ainsi, dans les premiers temps, nous arrivions chargés d’une table et de chaises pliantes, d’une marmite de spaghettis ou d’une daube gardée au chaud dans une Cocotte minute, des cocas préparées par Thérèse, ma grand-mère maternelle, qu’elle transportait dans des plats enveloppés de torchons blancs noués aux quatre coins, d’une bouteille de vin, sans oublier les verres et les glaçons conservés en l’état dans une bouteille Thermos.
Sur notre terrain, en contrebas du chemin carrossable, un vieux cerisier avait du mal à se tenir debout. Thérèse, qui était pourtant lourde, y grimpait chaque printemps assez haut pour en cueillir les fruits. (Plus jeune, elle avait tiré les cartes et fait tourner les tables.)
Quant à mes parents, cela aurait pu demeurer comme l’ouvrage de leur vie. Le cabanon et le jardin étaient à leur image, mais ils ont convenu d’y renoncer, en 1981. Ils ont vendu. Je n’ai jamais su pourquoi. Bendejun fut ainsi une aventure qui eut un début et une fin, comme ces phalanstères fouriéristes installés en Amérique du sud par des anarchistes italiens, à propos desquels je me propose depuis toujours de m’instruire, doutant s’ils ont bien existé, si ce n’est pas un mythe, un rêve jamais réalisé auquel j’aurais fini par croire.
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