Il effectue la dernière partie de son voyage assis sur des rouleaux de fil de fer, à l’arrière d’une camionnette, sous une bâche délavée. Il n’est guère plus de midi, c’est le mois le plus chaud de l’année. Aux cahots de la route, il dodeline du buste et de la tête. Puis la voiture s’arrête, le conducteur en descend et vient le réveiller. Il annonce: “Kilomètre 32”. Le voyageur remercie, il descend à son tour en clignant des yeux. La camionnette repart. Il reste seul au milieu de la route, le sac marin à ses pieds.
Il sonne à la grille, un chien accourt et se jette contre la grille en aboyant. Un homme apparaît, grand, en slip de bain et tricot de tennis, la peau brunie par le soleil. Il sourit. Il écarte le chien pour ouvrir la grille et invite le voyageur à entrer. Il l’embrasse. Il dit: “Je suis heureux de te revoir, Madeleine aussi sera contente.”
Une petite gare désaffectée (le train passait donc si près de la mer). Pas d’électricité, on y dîne aux bougies, sur une véranda qui domine la plage. En rade, un sous-marin. Il vient de Chine. À l’heure du dîner, on distingue un bruit de rames, cinq marins tirent leur chaloupe au sec et montent les rejoindre. Ils prennent place sur la véranda comme de vieux habitués. Ils se tiennent debout, à distance respectueuse de la table, mais n’en acceptent pas moins les verres de vin rouge et les fruits qu’on leur offre.
Le voyageur est surpris d’entendre ses amis parler leur langue. Puis, quand les marins repartent, c’est tard dans la nuit, ils sont un peu ivres et se bousculent en riant. L’un, qui fredonne à l’écart, s’arrête pour uriner.
Un trafic d’armes, ses amis le lui avouent, il s’agit bien d’un trafic d’armes, de venir en aide aux factions révolutionnaires, à ceux qui luttent, dans de lointains pays, pour leur indépendance. Ils ne doutent pas de sa loyauté, jamais ils n’ont songé à se cacher de lui, mais il faut encore qu’il les entende. Et quand son compagnon trop las se renverse sur son fauteuil d’osier, qu’il semble prêt à renoncer, c’est Madeleine qui s’appuie des deux coudes sur la table. Elle dit: "Écoute!" et trouve d’autres arguments.
Dans les jours qui suivent, le voyageur s’adresse aux marins eux-mêmes. Questions précises concernant la vie quotidienne des travailleurs engagés dans le vaste mouvement de la révolution culturelle. Réponses argumentées, avec des dates et des chiffres. Et ses amis traduisent, toujours après dîner, sur la véranda, à la clarté vacillante des bougies.
On boit du vin rouge, sa lueur dans les verres. Madeleine frissonne, blottie dans son fauteuil, son compagnon se lève, il disparaît dans la maison puis en ressort avec un châle. Discussions animées, violentes parfois, interminables. Les hôtes ne font plus que traduire.
Une nuit enfin, le voyageur repart avec le petit groupe des marins. Il se tient debout dans la chaloupe, tourné vers la maison, la véranda éteinte. Clair de lune sur une mer d’huile. Puis, au matin, quand ses amis se réveillent et repoussent les volets de leur chambre, le sous-marin est parti. Il file dans les profondeurs de la mer visqueuse où le caressent les algues.
> Une première version de ce texte était parue, en 1978, dans l'éphémère revue des éditions de Minuit que dirigeait alors le tout jeune Mathieu Lindon.
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