Il y a toujours eu des fautes d’orthographe dans les lettres de mon fils, et, à chaque occasion, c’était une souffrance pour moi de le constater. Je ne pouvais les mettre sur le compte de l’ignorance, ayant eu loisir de lui servir de maître, à tout le moins pour ce qui concernait la chose écrite, ses autres professeurs ayant si peu compté. Mais aussi bien celles-ci me faisaient-elles craindre que ce double qui s’était éloigné de moi et qui avait rendu mon nom célèbre sur les scènes les plus prestigieuses d’Europe où il était prié et payé à prix d’or pour monter des spectacles, ne fût en fin de compte qu’un vil usurpateur.
C’était un doute qui m’obsédait, si bien que, dans ses lettres, je ne voyais plus qu’elles: d’étranges aberrations, dont le nombre d’ailleurs n’était pas excessif mais d’une nature telle, pas toutes d’inattention, qu’elles m’empêchaient de lire. Elles faisaient de chacune de ces missives un paysage de cauchemar, peuplé de monstres grimaçants, que je parcourais trop vite et dont je ressortais inondé de sueur, alors que leur auteur n’avait eu d’autre but, en m’écrivant, que celui de me faire partager la joie presque enfantine qu’il éprouvait à diriger ses comédiens: des êtres transfigurés par la lumière des projecteurs et par le fard, que, grâce à lui, je pouvais me représenter, courant dans les coulisses, riant, s’apostrophant avec emphase, disparaissant derrière de lourds rideaux de velours poussiéreux, se baisant dans le cou.
Car il semblait que rien à présent ne lui fût défendu; que, par un étrange privilège, Rodolphe avait droit, et lui seul, de déchiqueter (il disait, déconstruire) une tragédie de Racine, de lui superposer de la musique rock, de la truffer de Shakespeare, sans susciter d’autres réactions de la part des critiques, sinon du public tout entier, que des protestations de pudeur effarouchée, devenues tellement habituelles avec le temps, et tellement convenues, qu’elles lui tenaient lieu d’hommage, et dont il s’arrangeait pour poursuivre sa carrière, courant de ville en ville, logeant dans les meilleurs hôtels, parfois même des palaces, où il usait pour m’écrire du papier à entête, ce qui visiblement ne laissait pas de le ravir.
Et aujourd’hui, encore qu’elles ne contiennent plus aucune faute d’orthographe (je les y cherche pourtant), je cueille ses lettres dans l’entrée de la maison que j’habite, et, pour en prendre connaissance, j’attends d’avoir gravi les cinq étages d’escaliers qui me mettent sous le toit, d’être parvenu enfin dans ma cuisine d’où la vue s’étend sur la ville, bien au-delà de la partie historique où j’ai fini par m’établir, voici longtemps, celle-ci hérissée de clochers, avec les montagnes qui la dominent, semblables à des géants aux aguets, couverts de capuches blanches parfois encore jusqu’en plein mois d’avril, et qui paraissent couver cette merveille déroulée à leurs pieds d’un œil concupiscent.
La cuisine est désormais le lieu où je passe la plus grande partie de mon temps. J’y prépare mes repas, je lis et j’écoute de la musique. J’ai fini par écouter de la musique davantage que je lis. Il serait abusif de prétendre que le goût de la musique que Rodolphe nourrit, qui fait de lui un mélomane éclectique parmi les plus experts et inventifs de la planète, il ne le doive qu’à sa mère, qui était et demeure une excellente violoniste, tandis que je serais l’unique responsable de sa passion pour le théâtre, sous prétexte que je lui ai appris à lire dans les comédies de Corneille, que la rivalité de Corneille et Racine a fourni l’argument de nos premières disputes, et que ses mises en scène, tellement provocatrices, n’en sont pas moins animées par le désir violent d’en perpétuer le style.
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