L’intérêt que l’on prend à ces choses est difficile à expliquer. L’un habite un appartement où il finit par ne plus occuper que la chambre et la cuisine qui donnent sur une cour. Surtout l’été. Il ferme les volets de toutes les autres pièces pour ménager une pénombre poussiéreuse et il se réfugie côté cour. Côté rue, une grande pièce où sont rangés ses livres. Meublée, en outre, de fauteuils couverts de draps blancs et d’une table en bois massif qui lui servait de bureau, mais où il n’entre plus désormais que pour choisir des livres qu’il va lire côté cour. Quantité de livres s’empilent sur la table où ils forment un champ de ruines. Et, les volets tirés, il lui faut faire de la lumière pour choisir parmi les livres, même en plein jour. Côté cour, en revanche, les fenêtres restent ouvertes nuit et jour, afin qu’y pénètre la clarté des étoiles et qu’y résonne la musique qui se joue parfois chez d’autres habitants qu’il identifie mal, dont l’un se penche parfois pour étendre du linge, fumer une cigarette, arroser des fleurs, ou nourrir un oiseau qu’on entend piailler dans sa cage. Clarté de la lune et des étoiles la nuit, de la musique quelquefois, comme des bouffées venues du port. Il arrive qu’il fasse jouer lui aussi de la musique. Quand c’est le soir et qu’il prépare une poêlée de patates, il fait jouer sur une petite enceinte les enregistrements stockés sur son téléphone. Et c’est à peu près tout.
Le cimetière ne se voit pas. D’où s’ouvrent vos fenêtres, le cimetière de la ville reste caché. Il est sur une colline couverte d’arbres, où bruit une cascade et d’où des ramiers s’envolent. Une colline qui forme promontoire devant la mer et sur le port, d’où s’envole la nuit une chouette au regard grave. Se pourrait-il que, survolant les toits de la ville, elle parvienne jusqu’à vous? Se pourrait-il qu’elle pénètre comme en un songe par la fenêtre ouverte de votre chambre, qu’elle se perche sur un meuble et vous considère de son regard attentif de maîtresse d’école? Qu’elle annonce votre mort prochaine ou vous rappelle peut-être que celle-ci s’est déjà produite, dans le cas où vous l’auriez oublié? Qu’elle évoque le corbillard chargé de votre corps qui a gravi les allées sinueuses du cimetière crépitant de soleil, tiré par deux chevaux? Qu’elle vous raconte que, sous un pin, ce corps a été descendu avec des cordes dans la tombe, puis cette tombe refermée devant un petit groupe de témoins? “Faut-il qu’une fois de plus je parcoure de mon vol maladroit tout le ciel de la ville pour te rappeler cette scène?” dit-elle encore. Et vous, vous revoyez bien ces images, en effet, comme si c’était hier, comme si c’était un film. “Pourtant, ajoutez-vous, comment puis-je être sûr que cet enterrement fût le mien?”
La musique arrive par bateaux dans le port où les marins descendent. Ceux-ci se répandent dans la ville pour des escales au gré desquelles ils se faufilent jusque dans les rues les plus étroites, grimpent des escaliers, leur béret à la main, pour gagner des chambres d’ouvrières situées sous les toits. Et les rats font de même, nous apportant la peste. Vous protestez que cette comparaison est bien injuste pour les marins, moralement rebutante, mais la justice ni le simple respect humain n’ont rien à voir dans cette affaire. Car la musique que vous entendez résonner par bribes, le soir, dans la cour de votre immeuble, n’en est pas moins une maladie de l’âme, non point qu’elle vous tue comme font les maladies du corps, mais parce qu’elle a le pouvoir de vous rendre désirable la mort, ce qui est autrement plus abject. Avec ses airs (ses yeux) de couturière fatiguée, sortant de l’atelier parmi le groupe de ses camarades, bavardant avec elles, pour s’en séparer à petits pas hâtifs, un sourire sur les lèvres, le regard baissé, aussitôt qu’elle vous aperçoit. Vous avez connu la chose. Encore qu’en cette circonstance vous n’étiez pas vous-même le marin, si mon souvenir est exact, mais un monsieur élégamment vêtu qui se tenait à attendre sur le trottoir d’en face. Confus de se trouver là, tournant les talons comme s’il craignait d’être vu, et qui s’est éloigné.
Débarquent nuitamment des cercueils qui ont voyagé à fond de cale, traversant des tempêtes, et dont l’un au moins, à cause d’une maladresse des marins qui le transportent, se fracasse sur le quai. S’ouvre et laisse échapper une cohorte de rats.
Louis Renart est un écrivain français qui voyage aux États-Unis. Il se livre à une enquête dans les bibliothèques publiques de villes où il s’arrête pour quelques heures ou plusieurs jours parfois. Il consulte les manuscrits d’un certain auteur, Edward Blake, qui composa voici plus de cent ans une œuvre vouée à l’étrange, dont il paraît persuadé qu’une partie peut-être la plus significative reste à exhumer. Il répertorie, décrit dans leurs aspects matériels, photocopie, traduit, annote, édite en temps réel sur son site internet, les documents que lui apportent à sa demande des personnels surpris de découvrir que leurs soupentes conservaient des archives d’Edward Blake, personne ne les ayant jamais réclamés jusqu'alors. Des boîtes de carton qu’ils déposent sur sa table et dans lesquelles ils le laissent renifler, fouiller pendant de longues heures. Parfois la nuit. Dehors il neige. Puis, le lendemain encore, quand des clochards viennent s’abriter du froid, quand des jeunes gens rient et flirtent en ouvrant leurs sacoches. Et le plus extraordinaire est que Louis Renart éprouve le besoin de vous tenir personnellement et quotidiennement informé des étapes de ce voyage, par des courriers électroniques qu’il vous adresse depuis le même ordinateur portable où il recueille une bibliothèque numérique, la plus complète jamais réunie concernant Edward Blake, des courriers que vous réceptionnez à toute heure du jour et de la nuit dans cette ville du Sud de la France où s’épuise votre grand âge.
Question: Quel lien entretenez-vous avec Louis Renart?
Réponse: Un jour, j’ai reçu un courrier de lui sur ma boîte électronique. Il évoquait la figure d’Edward Blake. Comment avait-il eu mon adresse? je l’ignore. Mais depuis cette date, il n’a plus cessé de m’écrire. Et il m’arrive de lui répondre.
Question: Louis Renart pense, ou imagine, que vous avez connu Edward Blake.
Réponse: C’est ce que j’ai cru comprendre. Et si j’en crois certaines indications qu’il m’a fournies, il existe des dates et des lieux, en effet, où nous aurions pu nous rencontrer. Mais je ne peux attester que cette rencontre se soit produite. Je ne m’en souviens pas.
Question: Vous connaissiez son œuvre
Réponse: Il se trouve que j’avais lu deux ou trois de ses livres, des recueils de nouvelles, lorsque j’étais très jeune, et que j’en conservais un souvenir vivace.
Question: Et depuis, plus rien? Au gré de vos voyages…
Réponse: Il m’est arrivé de rencontrer d’autres lecteurs de Blake. Dans les lieux les plus lointains et les plus inattendus. Surtout, quand la lumière faiblit, il m’est arrivé de rencontrer des masques…
Question: Des masques? Pardon, mais vous voulez parler d’accessoires de bal?
Réponse: Je me souviens en particulier d’un homme à tête de chien. C’était dans les derniers moments d’un bal donné au consulat de Shanghai. J’étais sorti pour respirer dans le jardin. L’homme était grand, il m’entretint avec une emphase qui prêtait à rire. Il me parlait de son épouse comme si je devais la connaître, et je m’étonnais qu’il n’ôtât pas son masque. La chaleur était étouffante, humide. Je combattais l’envie de lui en faire la remarque, de m’en plaindre, sans doute parce que j’étais ivre et que nous continuions de boire. Comment s’y prenait-il pour boire avec ce masque? Il affirmait avoir obtenu des preuves de la liaison que j’aurais entretenue avec sa femme grâce à un certain détective qu’il employait pour ses affaires. Des serveurs muets se glissaient entre nous et remplaçaient nos coupes. "Hélas, vous n’êtes pas le premier à jouer ce rôle auprès d’elle”, s’exclamait-il en exhalant une large bouffée de son cigare, et je n’osais pas protester de crainte, si c’était un jeu, de paraître stupide. Comment s’y prenait-il pour fumer? Il m’indiqua le nom de l’hôtel où avaient lieu nos rendez-vous. Le barman m’avait reconnu sur une photo qu’on lui avait montrée, affirmait-il. Je ne sais comment je parvins à lui fausser compagnie. Plutôt que moi, tandis qu'il me parlait, il regardait la lune. Il me faisait peur. Je quittai le consulat à pied, en courant presque. Je vomis au premier coin de rue, mes tempes battaient, puis je courus encore. Je fus retenu chez moi, dans les jours qui suivirent, par une forte fièvre. À mon réveil, un journal avait été déposé près de mon lit. Il indiquait que le cadavre de l’épouse d’un riche négociant, propriétaire de hangars sur les docks, avait été découvert sur le bord de la piscine de sa villa, LA MOITIÉ DE SA TÊTE DÉVORÉE PAR UN CHIEN.
Question: À moins que ce ne fût par des rats? Ou peut-être par un renard?
(Rires. Fin de l’enregistrement.)
La pluie, soudain abondante à la nuit tombée, n’intervient que bien plus tard dans le récit. Un verre de vin rouge à la main, ils sortent à son bruit pour mieux la voir luire depuis le balcon d’un chalet, plus haut dans la montagne dévorée de grands arbres, comme des bois de cerfs ou des gueules de loups qui regarderaient la lune. Spectacle auquel rien d’humain n’aurait part, mis à part les spectateurs qui y assistent, debout, dans une obscurité où leurs visages brouillés, presque effacés, comme dilués dans une tache d’encre, se reconnaissent à peine.
La lune lutte avec la pluie jusqu’au matin, dardant ses rayons de lumière entre deux nuages, les roches fichées dans l’immensité du cosmos comme des repères fournis aux voyageurs qui le parcourent montés sur des balais de sorcières. Leurs véhicules dans le ciel, nos voitures rangées près du hangar.
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