Elle est autrichienne et lui français et ils voyagent en Italie. Ils se confondent, tant que dure l’été, à la foule des touristes. Puis l’été se termine et ils continuent de se déplacer d’une ville à l’autre, avec obstination, comme si, plutôt que d’admirer les vestiges du passé, ils avaient à cœur d’égarer quelque improbable poursuivant.
Un matin ils descendent du train, on les voit apparaître sur le quai d’une gare, les bras encombrés de valises et de cartons à chapeaux. Le nom de la ville importe peu. Elle est ancienne mais de moindre prestige. Ils y louent une chambre. Deux jours se passent avant que la jeune femme évoque le nom d’un médecin. C’était un ami de son père, il a quitté Salzbourg avant que la guerre n’éclate, il demeurerait ici. Elle se souvient du son de sa voix, qu’il s’adressait à elle comme si elle eût été une grande personne. Pas grand, le regard clair derrière des lunettes cerclées, épaisses comme des loupes.
Son ami l’encourage à lui faire une visite. Elle hésite ou feint d’hésiter, car, après coup, il est permis de se demander si ce voyage n’a jamais eu d’autre but pour elle que de retrouver cet homme. Et le nom du personnage figure bien dans l’annuaire du téléphone, mais plutôt que médecin on voit indiqué qu’il est psychanalyste.
Les voyageurs se serrent à l’étroit dans une cabine téléphonique. Ils se gênent. La mine de leur crayon casse, alors ils déchirent la page où figurent le nom et l’adresse qu’ils cherchaient. Ils sortent de la cabine, traversent le café et filent dans la rue d’un pas raide et rapide, en évitant de se frôler, que leurs regards se rencontrent. Puis, quand ils sont assez loin pour ne plus craindre qu’une main se pose sur leur épaule (le manteau ouvert qui les désigne, la coiffure défaite et qu’ils sont essoufflés), ils réduisent leur allure et de nouveau paraissent semblables à tant de couples de jeunes mariés à leurs voyages de noces.
Jour après jour, ils s’approchent davantage du lieu où le docteur habite. Un après-midi enfin ils découvrent la place, celle-ci ornée de platanes, fermée au sommet de sa pente par une rangée de maisons flanquant une chapelle à la façade lisse. Ils se gardent d’avancer.
Irina Reger est le nom de la jeune femme. Elle fixe le scénario. Le lendemain à la même heure, ils reviendront ensemble. Ils s’avanceront jusqu’au seuil de la place où ils se tiennent à présent. Ils se diront au revoir, il la laissera partir, traverser cette place dans la clarté d’automne nimbant sa silhouette. Il la verra alors comme marcher sur l’eau. Et le jeune homme accepte.
Elle lève une main gantée et sonne, la porte s’ouvre presque aussitôt. Une première visite qui dure jusqu’à la nuit tombée. Après quoi elle revient vers le jeune homme qui l’attendait, elle pose un baiser sur sa joue. Où iront-ils dîner? Déjà elle l’entraîne. Ils ont pris l’habitude d’une trattoria où l’on sert de la soupe de haricots dans des bols et dont ils ne repartent pas sans que René ait fini sa carafe de vin rouge.
D’autres visites s’en suivront, bien sûr, jusqu’au jour où il sera admis qu’Irina est devenue une patiente du docteur Paul Atzbacher, ce qui signifie qu’à peine entrée chez lui elle ôte son chapeau et s’allonge sur son divan pour lui livrer ses pensées les plus intimes, dans lesquelles il est facile (et comme inévitable) d’imaginer que la personne de son amant (elle le nomme à présent son amant plutôt que de son fiancé), les relations qu’elle entretient avec lui, occupent une place importante. Il n’est pas de projets qu’ils puissent avoir conçus ensemble, au premier rang desquels celui de se marier, qui ne soient désormais suspendus au silence de cet homme – un personnage que le malheureux garçon n’a jamais vu ni ne verra jamais mais qu’il se figure inévitablement penché sur celle qu’il aime, le visage grave, comme on verrait un chirurgien, ou peut-être un dentiste, tandis qu’elle lui confie tel souvenir d’enfance: la couleur d’une robe choisie pour le goûter. “C’était l’été de quelle année, oui, dans notre maison de Mittersill….”
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