La première fois que nous nous sommes parlés, Annie et moi, c’était à l’automne 1967, nous avions seize ans, et nous étions élèves d’une classe de seconde au lycée Beau-Site. J’avais remarquée la jeune fille mince et noiraude qu’elle était alors, aux cheveux soigneusement tirés en queue de cheval, à la silhouette pure comme celle d’un caractère d’écriture arabe ou d’une branche de figuier, l’année précédente déjà, dans les couloirs du lycée du Parc Impérial, où nos regards sombres s’étaient croisés, et juste un peu mieux que croisés, mais où très vite alors nous avions détourné la tête. Tandis qu’à présent, nous nous retrouvions dans la même classe, et j’étais venu m’asseoir à côté d’elle. J’avais dit: “Je peux, cela ne t’ennuie pas?”, ma maigre expérience m’ayant appris à faire de l'extrême politesse une arme fatale de séduction. Et, cette fois, en effet, la tactique avait marché. Annie avait incliné la tête en signe d’assentiment, comme aurait fait une jeune chèvre. Et, très vite, avant que le professeur commence son cours (à moins que ce ne soit pendant qu’il faisait son cours, ou alors lorsque son cours était déjà terminé et que les autres élèves étaient en train de se diriger vers la sortie, à moins encore que ceux-ci ne fussent alors déjà rentrés chez eux, sait-on jamais), sans que nous le voulions, sans que nous leur commandions aucunement de le faire, nos deux fronts s’étaient rapprochés l’un de l’autre, nous nous étions tournés l’un vers l’autre jusqu’à ce que nos fronts se touchent presque. Et Annie pour la première fois alors m’avait parlé d’Estenc, qui était un hameau de montagne, situé à 1800 mètres d’altitude, dans l’arrière-pays niçois, à la source du Var, le fleuve côtier à l’embouchure duquel la Nice moderne s’était construite, Estenc où elle (Annie) avait passé toutes ses vacances d’été depuis l’âge de quatre ou cinq ans, tandis que moi, je lui avais parlé d’un film de Jean-Pierre Melville qui venait de sortir et dont, depuis que je l’avais vu et revu au cinéma, je m’efforçais d’en reconstituer de mémoire chaque scène, et chaque plan de chaque scène, dans leur suite.
C’était Le Samouraï, film quasi muet qui ne raconte rien d’autre que les derniers jours de la vie d’un tueur à gages, et qui se termine comme on sait par une scène où on voit celui-ci faire mine d'exécuter une sublime pianiste de jazz, au milieu de la piste d’une boîte de nuit parisienne où c’est son tour de se produire, pour en réalité se laisser abattre par la police, dont les inspecteurs qui le guettaient, qui le traquaient depuis des jours, devront constater ensuite que le barillet de son pistolet était vide.
On voit que les mondes que nous portions en nous, et que nous déposions à nos pieds en offrandes respectives lors de cette première rencontre, étaient des plus contrastés. L’un, solaire au possible, tandis que l’autre, d’une obscurité glaciale.
Au-delà de la pose adolescente, que la lecture de Nerval et la fréquentation des films d’Humphrey Bogart avaient sans doute nourrie, d’où tenais-je donc une telle inspiration? Je n’avais pas eu, hélas, à la chercher beaucoup.
En 1967, l’indépendance de l’Algérie était vieille de cinq ans à peine. Là-bas, mon grand-père maternel avait exercé depuis son très jeune âge le métier de maréchal-ferrant sur l’hippodrome du Caroubier, à Hussein-Dey, où moi-même j’étais né. J’ai découvert sur internet un témoignage le concernant, dont je ne peux pas mieux faire que d’en reproduire ici quelques lignes, non sans en repeigner les phrases. Elles disent ceci:
”Et voilà que j'arrivais devant une forge, c'était celle de Monsieur Lucien De Santis. Eh oui! Le papa de Maité. Figure emblématique du Caroubier, aimé et chéri de tous. Je le revois comme s'il était devant moi, accompagné de son inséparable frappeur (c’était le terme qu’on employait), dont je ne me rappelle plus le nom. Il rendait beaucoup de services à la communauté. Mis à part l'exercice de son métier, qui consistait à ferrer les chevaux de course, avec des fers qu'il forgeait lui même et qu’il ajustait, soit à la forge, soit à l’écurie des propriétaires où ils se rendaient ensemble, le frappeur portant une petite forge sur son dos, tandis que lui, (Lucien) l'enclume sur l'épaule et de l'autre main un panier contenant les outils: marteau, couteaux, tenaille, limes et clous. Il faut dire qu'il n'avait pas la corpulence d'un danseur étoile. Il n’avait pas non plus besoin de s’exercer aux poids et haltères. Pas très grand, toujours coiffé d'une casquette, il en imposait par ses biceps. Je disais que cet homme était une figure emblématique du Caroubier. Son activité consistait aussi à forger des ferrures pour consolider les sulkys détériorés par des chocs ou par l’usure. Et puis, quand les chiens se mettaient à tourner sans cesse en essayant de s'attraper la queue, les gens allaient le voir aussi pour qu'il la leur coupe. Il chauffait alors un couteau sur la braise de la forge, et hop, d'un seul coup de marteau, plus de queue. Pour les oreilles, c'était pareil. Il les coupaient en pointe, pour éviter qu’elles ne touchent le sol et ramassent toutes sortes de tiques. Ce brave monsieur faisait également office, de temps à autre, de chirurgien. Chaque fois qu’un cheval devait être castré, pour des raisons évidentes d'agressivité envers les autres chevaux ou parce qu'il s'intéressait de trop près aux juments, on faisait appel à lui. Monsieur De Santis (on l’appelait aussi Monsieur Lucien) était vraiment un homme indispensable dans le quartier. La cadence régulière du marteau frappant l'enclume était un bruit agréable à entendre et j'aimais humer l'odeur de la fumée de charbon qui sortait de sa forge, ainsi que celle de la corne brûlée lorsque le fer, encore chaud, était appliqué sur le sabot du cheval pour qu'il en épouse bien la forme.”
Les derniers mots de ce témoignage, évoquant le bruit et l’odeur de la forge, correspondent à l’un des rares souvenirs directs que je garde du pays où je suis né. Pour le reste, je ne fais que rapporter ce qu’on m’a dit. Mais ce jour-là, nous étions dans la cuisine de notre appartement niçois, ce devait être en juin, au plus tard juillet 1962. Mon grand-père et ma grand-mère venaient d’arriver d’Alger par le bateau. Mon grand-père était assis sur une chaise. Tout droit et lourd. Les deux mains posées sur les cuisses. On aurait pu croire qu’il méditait, silencieux. Il était bien plutôt abruti par la violence et le chagrin. Puis, à un moment, il s’est mis à parler, sans se soucier de savoir si quelqu’un l’écoutait. Je crois que j’étais le seul alors à l’écouter, debout devant lui, entre ses jambes. Dans mon souvenir, au milieu des autres, il parle pour moi seul, mais sans me regarder. Il parle de cet employé qu’il avait, que le témoignage précédent évoque, dont le prénom pouvait être Saïd. Il raconte que celui-ci, deux ou trois jours auparavant, lui a dit: “Lucien, il faut que tu partes ?” À quoi mon grand-père a répondu: “Et pourquoi je partirais, Saïd? Je ne suis pas bien ici? J’ai fait du tort à quelqu’un?
— Lucien, il faut que tu partes, a répété Saïd. Parce que sinon, moi je t’égorge, et j’égorge aussi ta femme et ta fille Maïté.
— Toi, tu nous égorges? Et pourquoi ferais-tu cela, Saïd? Tu veux rigoler? Où tu veux que j’aille? Tout le monde ici me connaît, depuis toujours. Et toi et moi, nous sommes des camarades.
— Tais-toi, Lucien, ne parle plus, c’est pas la peine. Je te dis que tu prends ta femme et ta fille par la main, vous remplissez une valise, et demain vous êtes sur le bateau. Sinon, tu comprends, il faut que je vous égorge. J’en ai reçu l’ordre. Sinon, c’est moi qu’ils égorgent. Tu m’entends, Lucien?
Et pendant les cinq années qui s’étaient écoulées depuis lors, j’avais appris que je devais me taire. Que les Français de métropole, quand ils s’adressaient à nous, n’attendaient surtout pas que nous leur parlions de ce que nous avions vécu, ou de ce que nos parents avaient vécu. Ils n’avaient que faire de nos témoignages. Ils savaient. Et ils attendaient que nous nous déclarions partisans ou adversaires de l’indépendance de l’Algérie, selon qu’eux-mêmes étaient partisans ou adversaires de l’indépendance de l’Algérie. Et d’ailleurs, ceux qu’on appelait les “pieds-noirs”, qui auraient dû être notre famille, se comportaient de la même manière. Aucune parole n’avait de sens pour eux, aucune ne pouvait être reçue, que celle qui consistait à dire dans quel camp vous vous rangiez. Autrement dit, quel mensonge vous choisissiez d'endosser plutôt que l’autre. Et si vous refusiez de choisir votre camp, parce que vous refusiez de mentir, alors vous vous retrouviez dans la même situation que le personnage de Jean-Pierre Melville incarné par Alain Delon, à propos duquel un exergue affiché sur l’écran dit qu’Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï, si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle, peut-être.
(7 septembre 2020)
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