Le Double obscur possède un savoir absolu concernant un personnage illustre, une figure marquante de l’histoire de l’humanité. La vie de l’un est très différente de celle de l’autre, mais le Double sait tout de son modèle, comme s’il avait vécu une autre vie avant la sienne, ou comme si une voix (celle des rêves) l’avait informé de la vie de l’autre dans ses moindres détails. Il ne lui manque aucune conversation, aucune lecture, aucun spectacle auquel l’autre aurait participé ou qu’il ait su.
Certains auteurs en appellent aux anciennes doctrines de la métempsycose, d’autres, plus prudents, parlent d’un simple, encore qu’inexplicable phénomène d’écho. La distance est de règle. Le Double, en effet, ne se révèle le plus souvent qu’avec plusieurs siècles de retard. Surtout, la place qu’il occupe sera d’autant plus obscure que son modèle brillera plus haut au Panthéon des grandes figures de l'humanité. Ainsi, pour le cas d’une Marie Curie ou d’un Benvenuto Cellini, un simple magister peut suffire, pourvu qu’il demeure à exercer, sa vie durant, dans un village de montagne. Mais qu’il s’agisse de Napoléon Bonaparte ou d’Isaac Newton, il sera nécessaire d’aller chercher au moins jusque parmi la foule des liftiers new-yorkais ou, même, celle des mendiants lépreux des faubourgs de Shangaï.
À la question de savoir si le Double a conscience de l’importance de l’enjeu que ne peut pas manquer de représenter, pour certaines grandes puissances, la communication (ou la prise de contrôle) du savoir qu’il détient, la réponse est incertaine. Le Double est en attente, il garde son secret, sans souci apparent d’en tirer pour lui-même, ni pour le reste de l’humanité, le plus modeste avantage. Sa vie durant, il se tient en retrait; mais que quelqu’un enfin (un voyageur) le devine et l’interroge… Inutile de préciser que l’éventualité d’une pareille découverte est des plus improbables.
Combien de ces êtres prodigieux ont pu vivre et mourir, de par le monde, sans que personne ne soupçonne leur secret? Honoré de Balzac parle, on s’en souvient, d’un joueur de clarinette (Facino Cane, 1836); pour Thomas Bernhard, il s’agirait d’un gardien du Kunsthistorisches Museum de Vienne (Alte meister komödie, 1985). Car le Double obscur ne refuse pas de se livrer, mais, pour qu’il le fasse, il faut qu’on l’interroge, ce qui suppose que son intervieweur l’ait d’abord deviné. Et si ce n’est pas par ses propres indiscrétions que le Double se découvre, il faut que quelque chose au moins dans sa physionomie… Or, c’est en cela que réside le paradoxe le plus troublant: rien, jamais, dans la physionomie d’un Double, n’a pu être désigné comme rappelant le moins du monde la figure de son modèle.
Le Double, aussi étrange que cela puisse paraître, ne ressemble pas à son modèle, ou, du moins, nul n’a jamais su dire en quoi consistait l’inévitable analogie sans laquelle ces lointains phénomènes d’écho resteraient aujourd’hui encore insoupçonnés.
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