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Le projectionniste

1.
Une jolie maison avec une terrasse où se retrouvaient, certains soirs d’été, des personnes de tous âges qui étaient unies par des liens de famille. Puis, quand la nuit était noire, l’oncle Pascal, le propriétaire de la maison, notre hôte en la circonstance, annonçait une séance de cinéma. Jean-François, son fils, intervenait aussitôt. Il connaissait son rôle qui consistait à installer écran et projecteur, l’écran en haut des marches, devant l’entrée de la maison, et le projecteur sur la terrasse, parmi nous qui étions assis, dispersés sur des fauteuils de jardin, qui nous repassions des assiettes de gâteaux secs et des verres de vin mousseux ou d’orangeade.

La séance commençait. Sans surprise. Nous connaissions pour les avoir vus mille fois les films que nos parents voulaient revoir, dont ils ne se lassaient pas, des films d’amateurs, tournés quinze ou vingt ans plus tôt en Algérie, des films d’avant la guerre et de là-bas, ramenés de l’autre côté de la mer, d’un lieu où personne d’entre nous ne retournerait plus et où figuraient la plupart de ceux qui se tenaient ici, à scruter de tout leurs yeux les images tremblantes, à la fois figurants et spectateurs engloutis dans le noir.

C’étaient, qui bougeaient sur l’écran, nos pères et nos mères, nos oncles et tantes, nous-mêmes quelquefois, puisque les plus vieux parmi ceux de ma génération étaient nés avant l’exil, de l’autre côté du miroir, dans cet ailleurs dont ils ne gardaient que peu de souvenirs personnels, quelques images tout au plus, surexposées et muettes comme les films.

Quant à nous, les plus jeunes, nous regardions ailleurs, les étoiles au-dessus de nos têtes, pour moi le poignet de mon père tenant un verre de vin mousseux. Il y avait quelque chose d’indécent dans la jeunesse, dans l’expression de ces visages qui riaient en silence, qui faisaient des grimaces pour rire, en regardant l’objectif de la caméra.

Quelques années plus tard, la vidéo s’est répandue. Pascal a fait faire des copies vidéo de ses vieux films 9 mm. Il trouvait épatant qu’on puisse les regarder sur son poste de télévision, comme de vrais films, et tellement plus commode. Mais la télévision n’a jamais remplacé les cérémonies qui nous avaient longtemps rassemblés.

Durant la projection, nous regardions ailleurs, la voûte étoilée au-dessus de nos têtes, l’ombre des cerisiers, le projecteur.

L’expérience était violente, mais il se trouvait que le projecteur faisait partie du groupe. Il se tenait au milieu de nous comme l’un des nôtres, ce superbe appareil qui semblait sorti de l’imagination de Jules Verne et qui, par lui-même, dans sa forme mécanique, donnait tellement à voir et à comprendre. Les bobines grosses comme des astres et qui tournaient, la pellicule avec ses boucles, le faisceau de lumière sorti de l’œil unique du cyclope.

En s’approchant de l’appareil, nous pouvions voir, traversées par la lumière de la lampe, les images distinctes qui défilaient et qui donnaient ainsi l’illusion du mouvement.

Il y avait l’écran et il y avait le projecteur, placés à bonne distance l’un de l’autre et qui se regardaient. Nous assistions à une expérience d’optique. Nous avions affaire au contenu des films, aux images des films, où j’apparaissais moi-même dans les bras de mes parents, le jour de mon baptême, dans une ville à jamais perdue, Hussein-Dey, depuis laquelle il semblait que des défunts nous faisaient signe. Mais, en même temps, le dispositif s’inscrivait dans l’espace réel, un peu comme un chapiteau de cirque à l’intérieur duquel, par miracle, nous trouvions place, nous aussi.

Le dispositif était au centre de la fête. Il faisait renaître le passé. L’oncle Pascal qui l’actionnait semblait un prestidigitateur. Il ne lui manquait que la cape et le chapeau haut de forme.

L’agencement machinique se donnait à voir et à comprendre. Il dénonçait l’illusion qu’il produisait si bien, le procédé de foire. Il prévenait la violence de l’émotion, il empêchait enfin que nous nous trouvions aspirés par l’image, engloutis par elle. Et surtout je me souviens que nous entendions, pendant tout le temps que durait la projection, le bruit du moteur.

2.
Les plus belles lignes que j’aie lues sur le cinéma sont de Guido Ceronetti. Elles se rencontrent dans Ce n’est pas l’homme qui boit le thé, c’est le thé qui boit l’homme (Pensieri del Tè, 1987). L’auteur écrit: "Ici, où j’habite, l’unique distraction c’est les figues d’octobre, qu’on peut encore détacher de ses propres mains d’un arbre véritable, avec des feuilles; le cinéma, quand je suis arrivé, était déjà disparu depuis un bout de temps. Oh! je n’irais jamais au cinéma (il ne m’offrirait rien de plaisant), cependant, cela me réchaufferait agréablement de savoir qu’il existe, pas loin, une salle et une toile où s’agitent des ombres de navires et de déshabillés. Je dirais: ce soir, cinéma; j’arriverais jusque là, je saluerais la caissière inoccupée et poursuivrais le voyage dans la nuit."

Dans les salles de cinéma qu’il nous reste, il semble que le projectionniste se soit absenté, que nous soyons seuls désormais, abandonnés face à l’écran. On ne le voyait pas. En fait, il n’intervenait qu’en de rares occasions, quand le film cassait et qu’il devait effectuer un collage, aussi vite que possible. Il arrivait alors que le public siffle pour témoigner de son impatience. Le reste du temps, le montreur d’âmes pouvait se désintéresser du spectacle. Il lisait, par exemple. J’ai toujours pensé que les projectionnistes étaient de grands lecteurs. Dans les mains d’un projectionniste je vois de préférence des romans de Vladimir Nabokov, de Junichirô Tanizaki, d’Alberto Moravia, ainsi que Le Gardeur de troupeaux d’Alberto Caeiro, alias Fernando Pessoa, le tout en format de poche.

Il pouvait recevoir dans sa cabine sa petite amie, ou ses petites amies, s’il en avait plusieurs, des filles qui s’ignoraient l’une l’autre, ou qui ne s’ignoraient pas, et qui portaient des minijupes en plein hiver, ou même des shorts avec des collants de couleurs impossibles et des chaussures à talons hauts, comme on en voit portées, si mon souvenir est exact, par Jane Birkin dans le Blow Up d’Antonioni (1967). Les shorts apparaissaient sous de grands imperméables de gabardine qu’elles gardaient ouverts, qu’elles laissaient flotter sur leurs longues jambes gainées de collants et dans les poches desquels elles enfonçaient les poings.

Il s’agissait dans presque tous les cas de jeunes femmes incroyablement enrhumées, un mouchoir tamponné sur le nez tout le long de l’hiver. (Patrick Besson décrit le personnage d’une fille semblable au début de La paresseuse. Elle s’appelle Françoise et me paraît bien plus intéressante que Cynthia Sentenac.)

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