Accéder au contenu principal

Leçons de nuit

1 - Au bout de la ligne de tramway
(3 mars 2020)

LE TÉMOIN - Il vide ainsi son appartement. Sans hâte, un jour un meuble, un jour un livre, un jour un vêtement, le jour suivant un ustensile de cuisine. Il les dépose la nuit, devant l’entrée de son immeuble, ou il demande à des brocanteurs de venir les emporter. 
ELLE - Il n’est pas impatient. Il ne l’a jamais été. 
LE TÉMOIN - Mais, d’un autre côté, qui peut dire pourquoi il agit comme il fait, où il veut en venir? 
LUI - J’avais l’idée de partir. De quitter cet appartement. Et je voulais que ce départ s’opère le plus simplement du monde, le jour venu.
LE TÉMOIN - Et maintenant? 
LUI - Je n’ai pas changé d’idée. Je n’ai pas oublié. Mais les mois ont passé, des années peut-être. Combien, au juste?
LE TÉMOIN - Pas beaucoup, mais bientôt deux. Cela dépend comment on compte. À partir de quel moment.
LUI - Je ne tiens pas à parler du début.
ELLE - Il ne tient pas à parler de la fin. Car c’est à elle qu’il songe.
LE TÉMOIN - Partir, dit-il, mais où diable veut-il aller?
LUI - Je ne veux pas finir ici. Depuis le début, ou depuis la fin, j’imagine de m’établir plus loin sur la ligne de tramway. Quelque part où le trajet se termine.
LE TÉMOIN - Ce qu’on appelle les faubourgs.
ELLE - Où la ville se perd au milieu des entrepôts et des premiers jardins.
LE TÉMOIN - Mais pourquoi cela? Connaît-il ces quartiers? Ne dit-on pas qu’ils sont pauvres, et dangereux, et laids?
LUI - J’ai fini par ne plus m’y perdre. Je m’y rends quelquefois l’après-midi. Je prends le tramway, j’aime bien le faire, j’ai une carte d’abonné, dans une direction ou dans celle opposée, un jour l’une, un jour l’autre, je poursuis mon voyage jusqu’au terminus et je descends. Il me suffit alors d’aller au hasard, les mains dans le dos, ma sacoche en bandoulière. Certaines rues sont jolies, d’autres moins. Je déambule jusqu’au soir. Puis, quand il fait nuit, je reprends le tramway, cette fois dans le sens opposé. Je trouve des voitures presque vides, je surprends des visages assoupis dans la clarté des lampes, et je rentre.
ELLE - Je sais cela, je t’ai vu faire. Mais je vois aussi que, depuis quelques semaines ou quelques mois, ces voyages sont moins nombreux.
LUI - C’est que mon choix est fait. Je sais au bout de quelle ligne j’irai habiter. J’ai repéré le bâtiment.
ELLE - Tu t’es même renseigné. Un immeuble qui appartient à la commune, les loyers y sont les moins chers du monde et il s’y trouve plusieurs logements inoccupés.
LE TÉMOIN - Et pour cause! Personne ne veut habiter là-bas.
LUI - Il me suffira d’une pièce.
LE TÉMOIN - Il se croira de nouveau étudiant. Artiste, peut-être.
LUI - Comme ce studio où tu venais me rejoindre.
ELLE - C’était beaucoup trop tôt. C’était bien avant tout début.
LE TÉMOIN - En attendant cet hypothétique départ, il passe la plupart de ses journées à tourner en rond dans les rues qu’il connaît, toujours à pied, autour de cet immeuble où se trouve l'appartement qu’il vide. Avec cela, n’aime-t-il pas le théâtre, l’opéra? Ne joue-t-il pas aux échecs?
LUI - J’aime tout cela. Ou j’aimais tout cela. Ou j’aimerais tout cela. Mais ces dernières semaines, je cherchais plutôt un endroit où boire, debout au comptoir, un verre de vin. Un bistrot ou plusieurs où je serais revenu soir après soir. Quelque chose comme un verger.
LE TÉMOIN - Un verger, dit-il. Où on sert du vin rouge. Il veut rire!
LUI - Où je serais revenu, soir après soir, saluer les arbres, apprécier en les touchant la maturité des fruits. Où je me serais couché dans l’herbe, sous les étoiles et où, grâce à elles, sous leur protection, j’aurais dormi quelques heures, d’un lourd sommeil d’ivrogne.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...