On a beaucoup répété que Jean-Charles Morelli s’était identifié à la ville de Lefax, et lui-même a déclaré que son œuvre tout entière pouvait se lire comme une longue et amoureuse description de Lefax, une tentative de rendre compte par le moyen des mots du charme de cette ville. Il y avait passé la dernière partie de sa longue existence, plusieurs de ses livres avaient été composés à l’ombre de ses murs, ou, quelquefois, l’hiver, sur les toits en terrasses de certaines de ses maisons, et, à présent, pour des millions de lecteurs à travers le monde, Lefax était la ville où Jean-Charles Morelli avait vécu et dont il avait fait le principal sujet de ses travaux.
Deux jours après son arrivée, Rémy Fogel note dans son carnet de route: “Lefax est infiniment plus vaste et diverse que ce qu’il a pu en écrire”. Mais qu’aurait-il jamais su de Lefax, ou plus précisément qu’aurait-il été capable d’y voir si Jean-Charles Morelli n’avait pas écrit à son propos?
Rémy Fogel prétendait avoir appris à lire dans les livres de Jean-Charles Morelli, ses recueils de poèmes et surtout ses romans, et il n’était pas seul dans ce cas. Au moment où les garçons et les filles de son âge s’étaient éveillés au sentiment de l’art, Jean-Charles Morelli, l’auteur de L’Orient énamouré, le futur Prix Nobel, passait déjà pour l’une des figures majeures de la littérature mondiale. Et pour un maître spirituel davantage encore que pour un littérateur. Or, voilà que le rédacteur en chef du journal dans lequel il venait d’être engagé au titre de stagiaire chargeait Rémy Fogel d’aller effectuer une enquête sur place.
La mort de Jean-Charles Morelli remontait à cinq ans. Rémy Fogel était trop jeune dans le métier pour avoir eu l’occasion de rencontrer le personnage, mais le directeur de la rédaction lui expliqua que sa tâche se limiterait à recueillir un certain nombre de témoignages et y ajouter ses impressions.
Il partit donc. Ce premier séjour fut bref. Le texte et les photos qu’il devait en ramener suffirent néanmoins à remplir deux grandes pages du supplément littéraire du journal en question. À cette époque, que ce fût à Paris, à Londres ou à Tokyo, il était bien rare qu’on évoque Lefax sans rappeler quel rôle cette ville (ou l’idée de cette ville) jouait dans l’œuvre de Jean-Charles Morelli. Or, le jeune reporter avait photographié des tramways dans les rues, la foule bigarrée des boulevards en pente après l’heure de la sieste, et un miracle s’était produit : un je-ne-sais-quoi, quelque chose comme l’âme de l’auteur en même temps que celle de la ville, transparaissait en filigrane dans chacune de ces vues dont il était absent.
Le jeune journaliste note, à côté des photos, que Jean-Charles Morelli hante cette ville, qu’il le fera à jamais. Et il ajoute: “Mais ne s’est-il pas reconnu lui-même comme un habitant de Lefax, comme un piéton de ses rues, un philosophe de ses cafés et ses terrasses, la première fois qu’il s’est trouvé dans cette ville alors qu’il était déjà un homme fait?”
Puis les années passent. Et l’on en vient à l’épilogue où il est question d’une coupure de journal, quelques lignes que Rémy Fogel relève dans un article signé par Antoine de Gaudemar dans le supplément littéraire de Libération. On y lit : “Assis dans un fauteuil de cuir indigo, les pieds nus posés sur un pouf, Satyajit Ray répond tour à tour à deux antiques téléphones posés sur son bureau, un noir et un bleu. Son fils apporte le thé et joint les mains avant de servir. Il fait quarante degrés dehors et pourtant l’air circule; Comment garder son équilibre avec une telle chaleur?”
Rémy Fogel en est alors à son troisième ou quatrième séjour à Lefax, il a perdu le compte, sans doute commence-t-il à s’en fatiguer. Et il songe que s’il n’était pas venu se perdre dans cette ville, c’eût été lui peut-être qu’on aurait chargé de se rendre en Inde pour rencontrer le cinéaste.
Il s’attarde sur une longue description: “C’est un vieil immeuble colonial de l’ancien quartier anglais. Satyajit Ray habite au troisième étage et son appartement ressemble au décor de ses films: peintures décrépies, persiennes mi-closes sur fenêtres entrouvertes, sol en tomettes vieux rouge, pales de ventilateur qui tournent lentement au plafond.”
Ayant eu entre les mains de nombreuses photos de Jean-Charles Morelli, il lui est facile de juger à quel point celui-ci ressemblait peu au cinéaste indien, ce dernier étant décrit comme “très grand, cheveux gris et blancs rejetés en arrière, pieds nus, ample tunique blanche sur pantalon de la même couleur”. Pourtant il ne peut s’empêcher de rapprocher les deux personnages. Qu’ont-ils donc de commun pour qu’à ses yeux au moins, ils viennent à se confondre? Au moins le goût des livres. Car l’article dit encore : “La pièce est encombrée de livres. En rangs sur les étagères, en piles sur les tables, par terre. Partout, sauf sur le piano.”
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