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L'élève malgracieuse

Je comprenais mal pourquoi cette femme m’emmenait son enfant. La fillette ne montrait aucune aptitude pour le piano, ni même aucun goût, et la mère ne paraissait pas riche. Elle parlait de son mari, le père de cette enfant, qui était ingénieur dans une usine située sur l'estuaire de la Gironde, à Blaye, près de Bordeaux, où ils avaient une maison, blanche, luxueuse, avec des domestiques, où elles ne tarderaient pas à aller le rejoindre; mais, dans ce qu’elle disait (ce n’était pas un récit, juste des paroles décousues, un propos dont je m’efforçais tant bien que mal de réunir les morceaux), impossible de comprendre pourquoi et comment elles les avaient quittés, la maison et lui, et ce qu’elles faisaient ici. Elle me payait une leçon après l’autre, avec des pièces de monnaie et des billets chiffonnés qu’elle sortait d’une petite bourse brodée de perles, en même temps qu’elle me remerciait et qu’elle félicitait l’enfant, avec des sourires grimaçants, pour les progrès qu’elle faisait, qui (selon elle) satisferaient son père. Et j’étais toujours tenté de lui dire qu’il fallait arrêter là, qu’elle pouvait garder son argent, qu’il valait mieux ne plus revenir, qu’en réalité l’enfant ne progressait pas du tout, que celle-ci n’avait aucune disposition pour le piano, aucun goût pour la musique, aucune oreille, que je regrettais de la voir engager avec moi des dépenses inutiles, mais je m’abstenais de le faire, songeant que ces leçons représentaient peut-être le seul luxe dans leur vie, et comme le seul espoir de satisfaire ce père qu’on ne voyait pas, qui était resté là-bas et qu’on irait bientôt rejoindre, si du moins la mère ne se trompait pas, si elle avait une juste perception de la situation dans laquelle elles se trouvaient, l’enfant et elle, si ce père existait vraiment. Car l’histoire ne tenait pas debout. Pourquoi, si la famille disposait là-bas d’une si belle maison, habitaient-elles ici, dans ce quartier de Pigalle où j’habitais moi-même, Cité Véron, un petit appartement où je donnais mes leçons de piano, où je recevais mes élèves et où il me semblait qu’elles venaient en voisines?
Pendant que l’enfant jouait mal du piano, qu’elle ne progressait pas du tout, qu’elle me tapait sur les nerfs, la mère nous tournait le dos et regardait par la fenêtre. Elle ne cessait pas de parler. De bredouiller. D’une voix douce, monotone, s’adressant à la vitre, à la rue et au ciel gris derrière la vitre. Parfois, sans se retourner, elle disait:
— Ne m’écoutez pas. Ne tenez aucun compte de ce que je dis. Je suis désolée, je suis un vrai moulin à paroles, une pipelette (ici, un petit rire), mais maintenant c’est juré, je me tais.
Et elle ne cessait d’évoquer Blaye, l’estuaire de la Gironde et les lourds navires qui glissaient au loin, sous les nuages gris, faisant retentir leurs trompes et leurs sirènes enrouées, dont le bruit semblait remonter du fond de la mer.

Le soir, quand celle-ci m’appelait, je racontais à Viviane le rituel immuable et triste de ces leçons. Je disais:
— Elle prétend que là-bas, l’été dure longtemps, que les soirées sont longues, que la villa possède une terrasse où viennent dîner les cadres de l’usine accompagnés de leurs épouses, ce qui exige de sa part de longs préparatifs, le choix minutieux du menu et des fournisseurs, celui d’une robe, d’une coiffure, l’arrangement des bouquets de fleurs, un plan de table compliqué, des tâches qu’elle accomplit d’une manière qui fait l’admiration de tous et la fierté de son mari.
— Comment est-elle habillée, s’enquérait Viviane?
— Mal, comme une femme pauvre et sans goût, toujours le même manteau.
— Comme une femme mal aimée, tu veux dire. Quel âge a-t-elle?
— Celui d’être la mère d’une fillette de huit ans. Sans grâce.
— Et elle ne te regarde pas? Elle ne cherche pas à te séduire, à obtenir de toi aucun secours?
— Elle regarde par la fenêtre. Elle parle à la fenêtre. Comme l’autre, tu te souviens, parlait aux murs. Comme si elle ne voulait pas nous voir pour être toute à son idée.
— Ou comme si, plutôt, elle ne voulait pas être vue. Et il ne t’arrive pas de la rencontrer en-dehors de chez toi, dans la rue, dans le quartier? Elle se prostitue, peut-être.

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