Il s’installe dans une ville qu’il ne connaît pas, où il n’était jamais venu, pour écrire un livre qui sera un portrait (description) de cette ville: un ouvrage de commande, où l’on trouvera les récits des rencontres qu’il fera avec certains habitants, dans certains lieux, le tout augmenté de transcriptions d’interviews.
Il habite cette ville une année durant, loge dans un appartement qui est la propriété de son éditeur, dont celui-ci a hérité sans l’avoir jamais occupé, explique-t-il, où il lui est arrivé de rendre visite à ses parents (les parfums confinés dans le recul et la demie obscurité de leur chambre, un miroir au-dessus de la cheminée, sur la tablette, des peignes et des brosses, quelques objets de culte), mais où il n’a jamais dormi et où il n’est pas retourné depuis le décès de son père, voici longtemps.
L’éditeur lui donne la clé et dit: “Tu verras, tu ne manqueras pas de place pour installer ton matériel”. Un appartement beaucoup trop vaste pour les besoins d’un journaliste et resté (meublé) tel que l’ont laissé des personnes très âgées, qui n’ont jamais bien compris quelle profession, au juste, exerçait leur garçon, et qui n’ont jamais pris la peine de venir le voir dans la ville où il habite. Il leur aurait fait visiter ses bureaux. Ils seraient retournés chez eux en sachant où travaille leur fils.
Le voyageur s’y installe au début d’un été étouffant. Un travail bien payé, aucune recommandation particulière: il lira les journaux, fréquentera les bibliothèques publiques et décidera seul qui il doit rencontrer. Le plus grand nombre d’interlocuteurs (ou de témoins) possible. Mais au début il fait trop chaud. Il lit les journaux sans se décider à décrocher le téléphone ni à faire aucune visite. Tout au plus se hasarde-t-il dans de brèves explorations, d'abord dans les limites du quartier qu’il habite, puis de plus en plus loin, mais en plein jour seulement, de préférence à pied. Des explorations au cours desquelles il lui arrivera plus d'une fois de s'égarer. Un jour, ainsi, comme il est fatigué, il se décide à monter dans un autobus dont il pense qu’il le ramènera chez lui. Mais, sans qu’il y prenne garde d’abord, le véhicule prend la direction opposée, il l’emmène jusqu’au sommet d’une colline où se trouve l’entrée du cimetière qui marque le terminus de la ligne. Et de si loin qu’il se trouve à présent, comment rentrer? Il attend, assis sur un banc, que l’autobus reparte dans la direction opposée. Mais il est seul à attendre, et le conducteur semble s’être endormi, le nez sur le volant. Sinon, d’ordinaire, à peine une librairie ici, un taxidermiste là, pour lui servir de repères. Et cette boutique d'antiquités, où il retournera à plusieurs reprises sans en percer le mystère. Les caves qu’on lui fait visiter et où les voix résonnent tandis qu’on y descend semblent s'enfoncer au-dessous du niveau de la mer (le port est tout près), ses parois ruissellent d'humidité et elle aboutit à une vaste salle voûtée au centre de laquelle on trouve une manière de lavoir, ou d'abreuvoir maçonné dans laquelle l’eau est plus noire que la nuit. Enfin, quand il aura pris davantage d’assurance, il lui arrivera de ressortir le soir. La chaleur paraît moins étouffante alors. Ou c’est qu’il se résigne à être trempé de sueur, de la tête aux pieds.
Au début, dans les premières semaines, il rencontre ses interlocuteurs chez eux ou à leur bureau, dans leur environnement habituel. Il s’assied dans le fauteuil qu’on lui montre, les jambes croisées, un carnet sur les genoux. Il leur pose des questions et note leurs réponses en regardant les photos encadrées sur les murs. Quelquefois, il s’essuie le front et les mains avec un mouchoir blanc qu’il tire de sa poche. Mais, comme cette première entrevue ne suffit pas (elle ne suffit presque jamais), il sollicite un autre rendez-vous. N’importe où dans la ville. Presque toujours il s’agira d’un lieu public: les quais du port ou un jardin.
Il devient un bon connaisseur des jardins de la ville, il les connaît beaucoup mieux qu’aucun habitant qu’il y interviewe, tandis qu’ils marchent ensemble, côte à côte, dans des allées qui conduisent à une cascade, à un pré où des enfants lâchent un cerf-volant, à un bosquet sous les arbres duquel des jeunes gens ont déjeuné et maintenant font la sieste; et, en allant ainsi, ils bavardent comme feraient de vieux amis.
Enfin rentré à l’appartement qui lui tient lieu de domicile, le voyageur tire un verre d’eau au robinet de la cuisine. Il allume l’écran de son ordinateur et se met à écrire.
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