1.
Réveillé, la nuit dernière encore, par des bruits d'émeutes. Ils correspondent à des rêves. Je veux dire que je rêve d’émeutes et que j’entends les bruits de ces émeutes, les fracas à peine assourdis. Il se peut que ce soient mes rêves qui me les fassent entendre, mais il se peut aussi que ce soient des bruits que j’entends durant mon sommeil qui me fassent rêver.
Dans la journée, le plus souvent, je n’y pense pas, mais il m’arrive aussi, en me promenant dans les rues voisines, d’en repérer de possibles traces. Des éclats de verre, des boulons, des manches de pioches, des barres de fer, des éléments de carrosseries incendiées. Des véhicules blindés. Je découvre tel vestige repoussé sur le bord du trottoir, et je m’arrête pour mieux le regarder. Quand je lève les yeux, je croise le regard d’un autre passant qui s’est arrêté, lui aussi, devant la même découverte, et qui semble intrigué. Mais nos lèvres restent serrées et, bien vite, nous détournons la tête, nous reprenons notre chemin, chacun de son côté.
Une fois ou deux, ce furent même des traces de sang. Des flaques balayées. J’aurais dû noter le lieu et la date, mais je ne l’ai pas fait.
L’autre hypothèse serait que ces fracas nocturnes résonnent dans des films. Toutes les nuits, certains habitants du quartier regardent des films, avec une préférence marquée pour ceux les plus violents, et maintenant que les nuits sont douces (on entend le rossignol, la pluie et le vent dans les feuillages des arbres), il arrive tout naturellement qu’ils laissent leurs fenêtres ouvertes.
En fait d’émeutes, il peut s’agir d'échos de véritables guerres que se livrent les peuples de continents entiers, les uns contre les autres, voire de planètes séparées dans l’espace par des centaines d’années-lumière, et qui se rencontrent et s’affrontent dans la nuit, en laissant tomber sur notre terre les débris infâmes de leurs combats. Pourquoi leurs habitants éprouvent-ils le besoin de se faire la guerre? C’est quelque chose que je ne m’explique pas. Et d’ailleurs, n’est-il pas étonnant que le bruit de ces guerres ne se fasse entendre que la nuit?
La troisième hypothèse, la plus probable hélas, serait que ces émeutes ont bien lieu dans nos villes. Mais, dans ce cas, pourquoi n’en est-il pas question, au matin, à la radio ou dans les journaux? Je crains de devoir admettre que ces émeutes ont lieu, et je crains davantage encore que les hommes de la police et de l’armée, qui essuient ces combats, ne soient tenus d’en garder le secret.
Il faut, nuit après nuit, qu’ils vainquent les émeutiers mais aussi qu’avant le jour ils débarrassent les rues des traces de ces combats. Ma crainte terrible, mon angoisse (appelons un chat un chat) est que l’accomplissement de cette double tâche, se battre, affronter des démons, puis faire le ménage pour que, au point du jour, il n’en reste aucune trace, je crains que cela ne les épuise.
Cette mission qu’ils ont de nous protéger durant notre sommeil, on ne sait contre qui — car, dans mes rêves, j’entends les cris des émeutiers, leurs rires, les sarcasmes, les insultes lancées par-dessus les barricades, entre deux jets de grenades ou de cocktails Molotov, des boulons et des écrous énormes projetés avec des lance-pierres — je songe à leur fatigue et au poids du secret qu’ils portent — peuvent-ils, à tout le moins, se confier à leurs familles, quand ils rentrent chez eux, le matin, alors que leurs enfants se préparent à aller à l’école, avant qu’ils n’aillent, les malheureux, se jeter sur leurs lits, les bras en croix, sans avoir pris le temps (sans avoir trouvé la force) d’ôter leurs uniformes? Et j’ignore si les protagonistes de ces attaques sont seulement des voyous de chez nous, qui vivent le reste du temps sous les arches des ponts, dans des hangars abandonnés, dans des caves, ou s’ils reçoivent le renfort, nuit après nuit, de guerriers accourus d’autres planètes, en soucoupes volantes. Je veux dire, pensez-vous que l’empire soit réellement menacé? Pour cette fois, je me contenterai de poser la question.
2.
Reprenons. Je me suis reposé et je me sens capable de poser de nouveau la question, de la considérer comme on dit, “à nouveaux frais”. Allons!
Les personnes raisonnables ne sortent pas la nuit, mais cela ne signifie pas que les rues seraient désertes pendant les heures du couvre-feu. Au contraire, elles sont hantées par des bandes de pillards. Depuis que les journaux en parlent, certaines personnes parmi celles que je fréquente semblent trouver une sorte de poésie romantique aux violences commises, voire des justifications politiques et morales. Autant le dire, ce n’est pas mon cas.
L’idée de ces scènes de combats qui ont lieu sur nos places, dans nos rues, m’empêche de dormir. Je les trouve inacceptables, et je n’imagine pas que la police et l’armée puissent y répondre autrement que par des violences plus implacables encore. Comment peut-on dormir et rêver en sachant ce qui se passe dans nos rues, la nuit, dans différents quartiers de la ville, ou plutôt en tâchant de s’en faire une idée, en fonction des bruits que l’on entend et parfois de certains rougeoiements dans le ciel? Car si, aujourd’hui enfin, la radio et la presse ne font plus mystère de ces événements, les informations qu’elles fournissent restent des plus succinctes. Allusives.
3.
On entend, on lit, et ensuite on se dit, Ai-je bien entendu? Sur quelle page de quel journal ai-je pu lire cet entrefilet que j’aurais dû découper, ou qui donc m’a parlé (ou a parlé devant moi) de ce que lui-même avait vu, ou de ce qu’il avait entendu dire, qu’une autre personne lui avait rapporté? Car les semaines passent et nous n’avons pas de chiffres, ni aucune image.
Il semble que le mot d’ordre selon lequel toute trace doit être effacée avant le matin, soit toujours appliqué avec la même rigueur, mis à part que ce seraient les pompiers désormais qui feraient ce travail, en y employant des moyens qu’on imagine considérables. Et surtout, il n’est jamais question d’aucune arrestation et, par suite, d'aucune comparution devant les tribunaux, d’aucune décision de justice.
On voudrait savoir qui sont les voyous. Pour cela, il faudrait en attraper un et l’interroger. Comme on attrape et on étudie des phalènes. À la loupe. Il est probable que nos papillons de nuit (j’ai employé un déterminant possessif, vous avez remarqué?) bien souvent se brûlent les ailes aux incendies allumés par eux ou par la police, mais est-il possible que la police n’en attrape jamais un et le démasque? Nous saurions ainsi qui ils sont, d’où ils viennent, nous connaîtrions enfin leurs motivations. Si bien qu’il a fallu, la nuit dernière, que je sorte et que j’aille à leur rencontre. Plutôt que rester éveillé dans mon lit, cela ne valait-il pas mieux? Je vous pose la question.
4.
J’avais décidé de ne pas aller très loin, de faire le tour seulement de deux ou trois pâtés de maison, mais cela n’a pas suffi. Je n’ai rencontré personne, de lourds fracas se sont fait entendre mais ils paraissaient lointains. Il pouvait s’agir aussi bien de ceux produits, sur de vastes chantiers, par des engins de creusement et de levage qui sont comme des monstres. Et personne ne m’a vu.
Je suis rentré au bout d’une heure peut-être comme font les chats, mon lit était défait, je me suis recouché et cette fois j’ai dormi, mieux que je ne l’avais fait depuis bien longtemps. Si bien qu’en m’endormant, j’ai su que je ressortirais la nuit suivante pour aller plus loin encore, et ainsi sans doute, nuit après nuit, pour marcher chaque fois plus longtemps, poursuivre toujours plus loin mes explorations.
Ô je n’en suis pas vraiment malheureux, mais depuis cette première nuit que j’ai joué les vagabonds, que je me suis déguisé en voyou, bravant le couvre-feu, je ne me reconnais pas. Mon pas est devenu plus souple, mon dos se voûte, mes yeux s’habituent à la nuit, mes bras, mes mains se couvrent d’un pelage épais et semblent capables d’attraper plus loin, plus vite, mes moustaches s’allongent, et voici que mes oreilles elles-mêmes, à présent, se couvrent de poils et se terminent en pointe.
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