J’ai joué aux échecs chaque samedi après-midi, dans un bistrot de banlieue, avec un ami toujours le même. Il prenait l’autobus au cœur de la ville et j’attendais son arrivée derrière la vitre du café en disposant les pièces. Je ne me souviens pas de quoi se nourrissaient nos conversations pendant ces parties interminables, seulement du bruit des camions qui passaient sur la route. Le soleil nous brûlait la joue. Un poste de télévision était installé derrière le comptoir, parmi les bouteilles d’apéritifs, où passaient en continu des clips de chansons. Les buveurs levaient des regards absents au-dessus de leurs verres pour suivre, dans la fumée des cigarettes, les déhanchements en couleurs criardes d’une chanteuse que le bruit de la circulation rendait presque muette.
L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...
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