Il est vieux et le dernier habitant d’un immeuble étroit et haut de cinq étages, isolé derrière une gare de triage, à l’écart de la ville. Il y occupe à lui seul un appartement assez grand pour une famille mais encombré de livres au point qu’il lui est difficile d’y circuler. Tous des romans d’aventure aux couvertures peintes: images grossières, vivement colorées, de scènes d’attaques et d’enlèvements, de masques, de luttes, de diligences, de poursuites en voiture, de baisers, d'assassinats au poignard, de coups de feu échangés, de tortures terribles, d’aveux, de terrasse du casino de Monte-Carlo éclairée dans la nuit, avec le bruit de la roulette qu’on devine en arrière-plan, la voix du croupier, de robes du soir, de fume-cigarette, de James Bond, de Fantômas, du docteur Fu Manchu, de Rouletabille, d’Arsène Lupin, de Sherlock Holmes, du chien des Baskerville hurlant sur la lande, de Lovecraft, de barques glissant dans l’obscurité d’un port entre les coques des hauts navires amarrés. De Maigret et sa pipe. Des livres de poche, des fascicules et des journaux de tous formats, imprimés sur du mauvais papier, dont beaucoup se déchirent, menacent de se défaire et que, dans ce cas, les mains expertes du vieux bouquiniste glissent dans des enveloppes transparentes, et dont, à leurs titres, on voit qu’ils sont écrits dans différentes langues européennes, et même en russe, en arabe, en chinois, en japonais, en hindi.
Comment se passent ses journées? En se dirigeant vers la ville le long de la voie ferrée, il rencontre le premier bistrot à quelques centaines de mètres de son immeuble. Il s’y rend à pied chaque jour pour déjeuner, puis il revient comme il est allé, et il y retourne le soir encore. Mais le soir, aucun repas n’y est servi, alors il boit quelques verres au comptoir en attendant la fermeture au milieu des autres, sans trop se mêler à leurs conversations, puis il se sépare du petit groupe devant la porte, sous l’enseigne qui s’éteint, et il rentre chez lui. Il dîne d’une poêlée de légumes, ou d’une boîte de conserve, parfois seulement de café et de pain. Près du bistrot, un bureau de poste où il retire et dépose les paquets de livres qu’il achète ou qu’il vend par correspondance. Jamais rien de très volumineux, et ce n’est pas tous les jours. Et une épicerie qui lui fournit les denrées indispensables pour ses repas en solitaire. Trois ou quatre fois par an, un voyage en train vers une foire où s’échangent des livres, de vieux disques vinyle et des timbres. Elle se tient en Bourgogne, sur la place d’un marché couvert, ou alors en extérieur, sur la place de la mairie ou de la cathédrale, avec des bâches qui abritent les étals du soleil ou de la pluie selon les saisons, une seule de ces villes étant assez lointaine pour qu’il doive y dormir une nuit, dans un hôtel près de la gare, et c’est à peu près tout. Et puis, un soir de mai...
Il retourne chez lui dans l’odeur de pluie et la nuit qui descend, et de loin il aperçoit une grosse automobile stationnée au pied de son immeuble, il reconnaît une Cadillac, et il distingue les silhouettes de deux hommes debout, tournés vers lui, qui l’attendent, et tout de suite il a peur. Ses jambes se mettent à trembler, il se dit qu’il va mourir et que peut-être il devra souffrir avant de mourir, il a lu cela dans les livres qu’il lit, qu’il achète et qu’il revend, si bien qu’il songe à s’enfuir, à s’en retourner vers le bistrot, à courir aussi vite qu’il peut et appeler au secours, mais il sait que ce serait inutile, la place où se trouve le bistrot est maintenant déserte et d’ailleurs il n’aurait pas le temps de l’atteindre, à peine ferait-il mine de rebrousser chemin que les deux hommes monteraient dans la voiture et que celle-ci démarrerait en trombe, cinglerait vers lui, les phares allumés dans la nuit violette, alors il se dit qu’au contraire il doit garder son calme.
Il continue d’avancer au même rythme, en essayant de ne pas trop regarder les hommes dont les silhouettes grossissent dans le paysage nocturne et désolé de ce faubourg, tout deux en chemises blanches, le col ouvert et les manches retroussées, une veste jetée pour l’un sur l’avant bras, pour l’autre sur l’épaule. Ils fument des cigarettes et ils sourient, et le vieux bouquiniste essaie de sourire lui aussi, au fur et à mesure qu’il s’approche. Il les voit mieux maintenant, il entend les propos qu’ils échangent en un anglais d’Amérique qu’il ne comprend pas. Il reconnaît même la marque des cigarettes qu'ils fument. Des Lucky Strike. L’un, tourné vers lui, parle en premier. Avec un fort accent, il dit: “Vous êtes monsieur Venturi? Bruno Venturi, le bouquiniste?” Et comme celui-ci acquiesce d’un hochement de tête, le même visiteur ajoute: “Nous venons de loin, nous avons pris l’avion (là, il écarte les bras pour imiter les ailes). Nous ne pensions pas arriver si tard mais nous sommes à la recherche d’un livre. Si vous voulez bien, nous monterons avec vous.” Et le bouquiniste sourit encore, du sourire triste et enfantin d'un vieil homme qui a peur. Et il montre son trousseau de clés, il le lève bien haut comme une clochette qu’il fait sonner. Et ils montent l´un derrière l´autre dans l´escalier qui tourne. Lentement. Pesamment. Et il ouvre la porte.
Ils sont maintenant chez le bouquiniste, debout tous les trois au milieu des étagères qui montent jusqu’au plafond. Le second visiteur annonce que le petit livre qu'ils recherchent est paru en italien, en 1964. Il s'intitule L'infermiera del convento et est signé Octave Morin.
— Avez-vous ce livre ? Ne perdons pas de temps. Nous pensons que oui, et il nous le faut.
Le bouquiniste hésite, il feint d’ignorer la menace contenue dans le propos, il se pince une lèvre entre le pouce et l’index, puis il dit:
— Vous savez, beaucoup de ces modestes publications sont répertoriées sur des catalogues numériques que je peux consulter, mais d'autres ne le sont pas. L'auteur m'est inconnu, probablement un pseudonyme. Je l'ai peut-être lu, il est peut-être ici, perdu parmi les autres. Ce titre me dit quelque chose. Comme un rêve que j'aurais fait. Avez-vous une idée de ce qui s'y raconte?
Alors, le premier visiteur (il est plus grand, plus fort, avec un visage plus débonnaire) tire à lui une chaise et s'assied, les genoux écartés. Il raconte précautionneusement, en choisissant ses mots, tandis que les deux autres restent debout devant lui et écoutent.
— D’après ce que j'ai compris, nous sommes à Rome, en 1943, dans la confusion et la violence qui précèdent la capitulation de Pietro Badoglio et l’arrivée de nos troupes. Un officier allemand, mortellement blessé, est recueilli dans un couvent. Une infirmière le soigne. Elle prétend être suisse, protestante, membre volontaire de la Croix-Rouge suédoise, mais devons-nous la croire? Dans son délire, l’officier raconte qu’il a confié à un prêtre un carnet où se trouvent indiqués des noms, des dates, des sommes d’argent, des circonstances précises, pour qu’il le cache dans le tabernacle d’une chapelle. Mais que, depuis, il a appris que ce prêtre était mort, probablement exécuté par un réseau de partisans communistes. L’officier veut donc récupérer le carnet qui lui servira de sauf-conduit pour s'enfuir d'ici et retourner à Hambourg où sa famille l’attend. Mais Hambourg est alors sous les bombes et que reste-t-il de sa famille? L’infirmière ne doute pas qu’avec ou sans ce carnet dans la poche de sa vareuse, l’officier mourra bientôt de ses blessures qu'elle soigne avec du linge mouillé. Elle est jeune et belle. Libre. Intrigante. Ambitieuse. La nuit elle se penche vers lui pour éponger son front. Éhontément, elle use de ses charmes pour convaincre l’officier de lui livrer le nom de la chapelle dans laquelle le carnet est caché, en promettant de le lui rapporter aussitôt et de s’enfuir avec lui. Et, dans son délire, l’officier confond l’infirmière avec une cousine (ou sa sœur?) dont il était amoureux. Il l’appelle par son nom: “Magdalena!” Dans le même délire, il livre son secret et aussitôt il meurt. Puis, Rome est libérée, et il faudra un an et demi encore pour que la guerre se termine. Enfin, un épilogue montre la même créature en 1955. Elle conduit une voiture décapotable dans les rues de la Ville éternelle. Il fait soleil. Elle porte des lunettes noires et un long foulard rouge comme sa voiture. Elle se rend au Vatican. La voici maintenant qui marche à grands pas, des pas aussi grands que permet l’étroitesse de sa jupe, en martelant le sol de ses hauts talons, dans des couloirs où les portes s'ouvrent à deux battants devant elle. Jusqu'à celle d'un bureau où un prélat, qui paraît de haut rang, se lève de sa chaise et vient à sa rencontre pour lui baiser la main. Il dit: “Contessa, à quoi devons-nous le plaisir de vous voir?” Et l’histoire se termine là.
La nuit se passera ainsi... Les visiteurs sont assis sur des chaises inconfortables et ils lisent ce qui leur tombe sous la main. Quelquefois, ce sont des bandes dessinées qui les font rire comme des enfants, d'autres fois ils sont graves, d'autres fois encore ils somnolent et la cigarette qu'ils fument roule sur le sol. Pendant ce temps, le bouquiniste poursuit ses recherches. Il disparaît de longs moments dans d'autres pièces. On le voit grimper en haut d’une échelle, on le voit ramper à plat ventre pour fouiller dans les rayons les plus bas, où la poussière le fait éternuer, puis, en s’époussetant, il revient consulter son ordinateur hors d'âge. À un moment, très tard, il ose enfin une question:
— Savez-vous pour quelle raison ce livre est important?
C'est toujours le même visiteur qui répond, celui qui a raconté l’histoire de l’infirmière. L’autre pendant ce temps regarde, écoute et semble attendre le moment d'entrer en action avec des tenailles, une scie à métaux, une perceuse électrique, pour le faire parler.
— Nous l’ignorons. Nos experts de l’Agence, eux, le savent. Notre rôle consiste à le ramener à tout prix. C’est notre job, voyez-vous? Ne m’en demandez pas davantage.
Le bouquiniste feint toujours d’ignorer la menace. Il poursuit son idée et dit:
— Nous devons imaginer que le carnet existe bel et bien, et que le livre que vous cherchez mentionne le nom de la chapelle où il a été déposé… (Ici, un silence. Le bouquiniste réfléchit, il hésite. Son interlocuteur ne l’aide pas.) Une chapelle où peut-être, après tant d’années, il se trouve encore...
Le visiteur acquiesce, et c’est lui à présent qui enchaîne. Il dit:
— Et le personnage de cette infirmière libertine, faut-il croire qu’il ait existé? Si ce n’est pas le cas, s’il n’existe aucune infirmière libertine qui soit devenue contessa en vendant le carnet à certaines autorités vaticanes qui se seraient compromises dans des actes de collaboration, alors, oui, le carnet peut se trouver toujours à sa place dans le tabernacle, et du coup notre mission prendrait un sens, puisqu’il s’agirait, grâce à vous, de le récupérer.
Venturi ne répond pas. Il s'éloigne. Il fait trois pas dans le couloir puis il revient. La tête baissée, il marmonne:
— Rome compte des dizaines, voire des centaines d'églises et de chapelles désaffectées. On n'y dit plus la messe, elles sont fermées. Et si le calepin a été déposé dans le tabernacle de l'une d'entre elles, alors, oui, il peut y être encore.
À un moment de la nuit, ils ouvrent des boîtes de conserve et une bouteille de vin. Ils mangent des maquereaux et des sardines sur des tranches de pain. Le bouquiniste ajoute à ce régal un bocal de cornichons. Plus tard encore, il fera cuire des œufs et du jambon dans une poêle. L'infirmière du couvent semble oubliée. Se peut-il qu’elle soit réellement oubliée? Qu’au matin, les deux Américains repartent sans elle? Le bouquiniste ne le croit pas, et comme il ne veut pas mourir, alors il continue de raisonner. Tant qu’il raisonnera et qu’il fera raisonner ses bourreaux, il restera en vie. Il dit:
— Ou peut-être devons-nous prendre les choses à l’envers, peut-être pouvons-nous imaginer que votre Agence possède déjà le livre, que vos experts l’ont déjà lu, qu’ils en savent la valeur, qu’ils n’ont plus rien à apprendre de lui, pas la moindre information, mais qu’ils veulent à tout prix éviter que la partie adverse, à son tour, s’en empare, ce qui signifierait qu'il faut à tout prix localiser et détruire les autres exemplaires qui sont susceptibles de dormir sur les étagères de vieux bouquinistes comme moi. Et qui dit que, d’après leurs calculs, le mien ne soit pas le dernier?
Le visiteur le regarde, plisse les yeux et sourit: “On m'avait dit que les bouquinistes français étaient tous des ivrognes…”
Venturi lui répond: “On ne vous a pas menti. Surtout les italo-français qui vivent, comme moi, près de la frontière belge… Mais le vin rouge n’empêche pas de raisonner.”
Le visiteur acquiesce: “Votre hypothèse me paraît la plus probable. Il faut que nos analystes aient eu le livre entre les mains pour évaluer l'importance des informations qu'il contient, et nous envoyer ici, auprès de vous…”
Venturi l’interrompt: “De quand date la dernière visite d'un pape aux États-Unis?”
Le visage de son interlocuteur s’illumine. Il dit: “Je revois des images à la télévision. Elles sont déjà anciennes. Vous voulez dire qu’une prochaine visite serait prévue? Qu’elle serait en préparation? Et que nous aurions pour mission, en quelque sorte, de déblayer le terrain?”
Cette fois, son comparse se réveille. Il dit: “Je crois qu’il ne fait de mystère pour personne que la plus haute administration vaticane est infiltrée par la Mafia. Peut-être, sans le savoir, sommes-nous engagés, mon camarade et moi, à défendre le Saint Siège et, à travers lui, la Présence réelle…”
À l'aube le bouquiniste extrait le fascicule d'une pile, il l'époussette et le remet au visiteur. L'Américain y jette un coup d'œil. L'illustration de couverture montre l'officier allemand couché dans son lit. Il souffre, agonise, tandis que l'infirmière outrageusement sexy fait mine de panser une blessure béante au haut de sa cuisse. L'Américain dit: “Vous n'imaginez pas comme vous me simplifiez le travail.”
Le bouquiniste répond: “Je crois deviner.”
Et le visiteur ajoute: “Bon, eh bien, avant que nous partions, ce livre a un prix.”
Sa veste est restée suspendue au dossier d'une chaise. Il en retire, d'une poche intérieure, une grosse enveloppe qu'il remet au bouquiniste. Celui-ci la garde dans ses mains sans oser l'ouvrir. Le visiteur explique: “Vous trouverez là un billet d'avion pour Key-West. Un aller simple. Un studio y est réservé à votre nom, avec un petit balcon sur le port de pêche. Les apéritifs, à la tombée du jour, sont délicieux. Vous n'aurez pas à vous soucier du loyer. L'appartement nous appartient. En outre, l'Agence vous a ouvert un compte bancaire suffisant pour vous fournir en boîtes de conserve le reste de vos jours, et quelquefois en langoustes. Le vin rouge de là-bas vous décevra sans doute mais, avec un peu d’entraînement, vous saurez vous rabattre sur la bière et le bourbon... Ne tardez pas ! Si nous vous avons trouvé, les autres ne manqueront pas de vous trouver aussi. Ils nous suivront de près. Et ils ne vous feront pas de cadeau. Ce ne sera pas comme avec nous.”
Le bouquiniste baisse la tête, il est ému et remercie. Déjà les visiteurs sont partis. Le vieil homme se tient à la fenêtre. Il fume une cigarette. L’air des nuits de printemps est délicieux pour tout le monde. Même au milieu des pires difficultés. Surtout au milieu des pires difficultés. Il les voit, en bas de l’immeuble, qui montent dans la voiture, celle-ci démarre, mais à peine a-t-elle parcouru une centaine de mètres, qu’elle s'arrête et fait demi-tour. Alors, le bouquiniste descend à leur rencontre. Il ne saurait dire quel espoir ou quelle crainte le pousse à descendre si vite les cinq étages sans ascenseur de l’immeuble désert, mais il descend. Le visiteur est sorti de la voiture. Il attend le bouquiniste devant la portière grande ouverte. Il dit: “Avouez, Venturi, vous ne comptez pas partir?” Et Venturi répond: “Je ne parle pas anglais. Tous mes livres sont ici.” Le visiteur hoche la tête. Il ne s’attendait pas à une autre réponse. Il dit: “Alors, prenez ceci.” Il ouvre la main et lui montre une petite boîte en fer. À l'intérieur, une capsule de cyanure. Il dit encore: “S’ils viennent, ne tardez pas, ce serait inutile.” Le bouquiniste prend la boîte, remercie et remonte chez lui. Trois mois plus tard, on le trouve assis, le front posé sur son bureau. Il est mort. Derrière lui, les livres ont été pris dans un maelström. Mais Venturi semble ignorer ce désordre, et l'autopsie montrera qu'il n'a eu à souffrir d'aucune violence hors celle, rapide, du poison qu’il s’est lui-même administré.
(Janvier 2020)
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