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Retour des îles

Alexandre Jacopo revient à Nice après une longue absence. Sa fuite a été la conséquence d’un scandale. Durant le quart de siècle qu’a duré son exil, on a eu de ses nouvelles grâce au Père Di Falco. Il arrivait que, parlant de lui, le P. Di Falco montrât sur une mappemonde où se trouvait Singapour. Le premier informé de ses lettres était Charles Bertaina. Dans leur jeune âge, Charles Bertaina et Alexandre Jacopo avaient été amis. Le P. Di Falco les connaissait tous deux mieux que personne, les ayant eus pour élèves au collège de jésuites où il enseignait le latin et la géométrie, et sans doute était-il le seul à savoir dans quelles circonstances exactes Alexandre avait séduit Hélène, qui était la sœur de Charles et passait pour n’avoir pas tous ses esprits. Celle-ci s’était plainte qu’il l’eût forcée et, depuis, le seul nom d’Alexandre lui faisait horreurs. Elle prétendait mourir plutôt que de devenir sa femme. Charles parla de porter cette affaire sur la place publique mais le P. Di Falco, ne pouvant se résoudre à un tel déshonneur, enjoignit au coupable de fuir, et celui-ci prit la mer. Ainsi connut-il l’errance et la misère. Il fit le trafic de la soie aux îles des antipodes, avant de s’amouracher d’une jeune princesse aux mœurs scandaleuses, dont le père l’attira à sa cour pour s’en faire un ministre.

Année après année, avec une patience inlassable, le P. Di Falco plaida pour son retour, tandis que Charles Bertaina, de son côté, s’épuisait à ourdir des complots politiques à l’issue desquels on le vit prendre la tête du sénat. Et, à présent, il semblait clair pour Alexandre que tout espoir était perdu, qu’il finirait là-bas où son imprudence l’avait conduit, dans ces îles du bout du monde depuis où il continuait d’envoyer de minutieuses descriptions, ornées de croquis à la plume, de jardins et de palais peuplés de personnages en longues robes et aux chapeaux cornus, que le P. Di Falco montraient dans les salons de la ville qu’il fréquentait le soir, où l’on jouait au whist. Mais le P. Di Falco ne perdit pas confiance et, en effet, Charles Bertaina ne fut pas longtemps à se découvrir d’autres adversaires, plus près de lui, qui n’étaient pas d’étourdis séducteurs, amoureux d’une folle, mais qui machinaient pour le perdre avec le soutien occulte de la puissance voisine. Et, comme les adversaires de Charles Bertaina étaient ceux aussi des jésuites, le P. Di Falco lui fit valoir quel profit il y aurait à tirer des services d’un espion. Or, qui mieux qu’Alexandre Jacopo pouvait tenir ce rôle? Personne ne soupçonnerait jamais qu’il fût de son parti.

Charles Bertaina avait l’âme rongée par la crainte et une vie de débauche, il accepta. Pour Alexandre, on ignore quel marché le P. Di Falco lui mit en main, mais à son retour tout le monde put constater qu’il était riche. Il s’installa dans un vaste appartement de la rue Saint-Joseph. Le deuxième jour, il appela sa logeuse et lui montra du thé. Il lui expliqua comment se préparait la boisson et qu’il attendait qu’elle lui en servît plusieurs tasses au réveil, puis de nouveau le soir, quand il serait occupé à lire près de sa fenêtre. Après quoi il griffonna quelques mots sur une page de son calepin, qu’il déchira et lui remit. C’était l’adresse d’un négociant de Marseille qui tenait de cette plante et auprès duquel il serait commode de se fournir.

Puis Di Falco lui emmena le chanoine Eynaudi. C’était un homme petit, au visage rubicond et au regard chafouin, qui parlait d’un ton flûté en exhibant, de part et d’autre de sa panse, des mains frétillantes comme des nageoires. Il avait apporté des plans qu’il déroula sur une table du salon. Il entretint leur hôte des pluies de l’automne précédent qui avaient endommagé une partie de la cathédrale. Alexandre l’écouta en fronçant les sourcils. Le visage penché, il considérait le tracé et se fit donner des chiffres. Puis, comme Eynaudi ôtait sa main des grandes feuilles de vélin qui s’enroulèrent illico, il le pria de les lui laisser afin qu’il pût débattre de certains détails avec l’architecte avant de commander l’ouverture des travaux.

Ses visiteurs hochèrent la tête et ils s’apprêtaient déjà à se retirer, puisque de fait ils avaient obtenu ce qu’ils attendaient de lui, mais Alexandre voulut savoir si la paroisse disposait d’une salle de théâtre. La question surprit les prêtres. Eynaudi se recula, fit la grimace et dit: “Pour nos fêtes, bien sûr, trois planches et un rideau!” Alexandre aussitôt précisa son idée: “Et verriez-vous un inconvénient à ce que j’y fisse travailler des jeunes gens du collège?” Cette fois Eynaudi se retourna vers Di Falco, et ce dernier répondit que non, bien sûr, ce serait au contraire une chance pour eux. Il ajouta : “Mais à quoi songez-vous, Alexandre?” Et lui : “C’est que, voyez-vous, notre vieux Corneille m’a tellement manqué lorsque j’étais aux îles!” Et c'est ainsi que fut créé le Théâtre du Vieux Nice.

Le mystère christique est rempli de mouillures. Longtemps, j’ai demandé autour de moi qu’on m’indiquât un poème de langue française, antérieur au dix-neuvième siècle, où seulement il plût. Bien sûr, en posant cette limite je songeais à Verlaine, dans les poèmes de qui les larmes et le sang sont mêlés. L’art, de préférence, s’éloigne de certaines couleurs (le violet). Mais, quand il ne les évite plus, on croirait qu’il prépare le monde pour servir de scène, comme ces après-midi d’hiver où les boutiques des rues étroites s’éclairent de lampes à abat-jour et que, par-dessus les toits, on devine l’imminence des montagnes que la neige lentement recoiffe sous une nuit précoce. Son silence alors. La profondeur d’une perspective.

Je tiens quelques maigres bribes encore de ce récit. Qu’Alexandre Jacopo retrouve Hélène, un matin, à la messe de sept heures, et que d’abord elle se détourne de lui. Caballero est une qualité nobiliaire, ou une distinction, que la tradition accorde au fondateur de la Compagnie de Jésus, de son vivant, et par quoi on le désigne. Je vois Alexandre Jacopo faire répéter Corneille aux jeunes gens du collège (la question des décors, qu’il finira par peindre lui-même, courbé en deux, et dont la modernité du style manquera de faire capoter le projet) puis obtenir de son amante qu’elle le rejoigne pour prendre le thé dans l’arrière-salle de la pâtisserie Auer, en face de l’opéra. 

Il avait le projet, ou seulement l’espoir, de revenir en Europe mais ne songeait pas à Nice. Depuis longtemps il s’était résigné à ne plus revoir cette ville, puis il y avait eu ce courrier du P. Di Falco et, comme l’occasion lui en était offerte, Alexandre avait décidé de s’y rendre pour passer quelques mois. Mais les choses se figent. Émotion des retrouvailles. D’abord il se figure que ce ne sera qu’une étape dans le périple de sa vie, gardant à l’esprit l’idée de la Hollande où certaines lectures (celle, en particulier, d’une lettre de Descartes à Guez de Balzac datée du 5 mai 1631) lui font situer le décor de ses vieux jours, le site enfin où un homme tel que lui ne répugnerait pas à se perdre dans la foule avant de s’effacer de la surface de la terre. Mais un lent cataclysme se produit au vu du paysage.

Alexandre en parle au P. Di Falco comme d’un tremblement de terre au gré duquel le moindre pan de mur, au lieu de s’écrouler, viendrait à revêtir la solennité d’un antique monument rongé par la poussière (ce sont ses mots). Et ce n’est pas qu’il oublie la promesse d’Amsterdam mais tout se passe comme s’il entrait alors lui-même dans le tableau, comme s’il y allait jour après jour d’un pas immobile sans choisir la lumière, le geste, quoi qu’il en ait, un peu trop théâtral.

L'imaginaire de ce texte (et de quelques autres) doit tout aux dix-huit années durant lesquelles j'ai habité dans le Vieux Nice. Et il m'aide à faire entrer ce passé dans l'éternel présent dont parle Patrick Modiano.

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