Les patrons tenaient des chambres meublées au-dessus du bistrot. J’en ai loué une pour la semaine. L’appartement que j’avais habité avec ma femme se trouvait à quelques rues de là, dans un quartier aux immeubles cossus. Mais aussitôt après sa mort, j’ai su que je ne pourrais plus y vivre. J’y étais demeuré jusqu’à son enterrement, parce que nos enfants avaient fait le voyage et que nous avions quantité de démarches administratives à accomplir. Mais le lendemain qu’ils étaient repartis, j'étais venu me promener du côté de la rue Vernier, où j'ai grandi.
J’ai marché au hasard. Je suis entré dans ce café de la rue Dabray parce qu’il pleuvait et j’ai commandé un verre de vin. Il n’était pas dans mes habitudes de boire du vin au milieu de l'après-midi, mais je commençais une autre vie, il fallait marquer le passage, prendre de nouvelles habitudes.
Je n’étais pas seul à perdre ainsi mon temps. Plusieurs hommes étaient groupés devant le comptoir, et l’un d’entre eux parlait d'un différend qu'il avait avec un certain Victor. Il était grand et fort. Il portait une lourde veste de cuir noir ouverte sur un pull-over. Il appuyait ses propos de gestes de la main en répétant le prénom de Victor. Il haussait les épaules. Il ne voulait pas exagérer la chose, il répétait que la perte serait minime, qu’il avait d’autres chats à fouetter, mais enfin il n’aimait pas qu’on le prît pour un imbécile, et les autres écoutaient en hochant la tête. Je songeais que celui qui parlait pouvait être le patron d’une entreprise de transport, tandis que ceux qui formaient son auditoire étaient ses employés. Mais la plupart d’entre eux avaient déjà trop bu pour conduire un camion.
Je me suis éloigné de leur groupe, je suis allé me planter devant la vitre et ma curiosité a été éveillée par des femmes africaines qui attendaient sous la pluie, de l’autre côté de la rue. Certaines portaient de grandes robes colorées avec des turbans, quelques-unes s’abritaient sous des parapluies et les plus hardies riaient en lançant des plaisanteries par-dessus la tête de leurs camarades. Un buveur s'est approché de moi et, sans que j'aie eu besoin de lui poser de question, il a murmuré qu’elles venaient là chaque semaine pour un cours de français réservé aux migrants, mais que cette semaine leur professeur était en retard.
J’ai voulu attendre, et quand celle-ci est arrivée, j’ai vu que le professeur en question était une femme. Une jeune femme d’une trentaine d’années, très mince, blonde aux cheveux courts. Elle fumait une cigarette en même temps qu’elle cherchait les clés enfouies dans son sac. J’ai pensé à la fois qu’elle était italienne et qu’elle ressemblait à Françoise Sagan. Puis, quand la leçon a été finie, deux heures plus tard, que les femmes africaines se sont échappées comme une volée d’oiseaux, et que leur professeure a refermé la porte du local associatif, il pleuvait encore et je me tenais debout derrière la vitre, mais je n’ai pas osé la suivre.
Sans doute, la chambre que je louais, au premier étage, au-dessus du bistrot, n’était guère confortable, mais elle m’a fourni un abri sûr jusqu’au mardi suivant. Je voulais rencontrer la professeure de français. Je voulais assister à son cours, assis au fond de la salle, et peut-être lui proposer mon aide. Il devait bien exister des lieux où elle allait donner ses cours d'alphabétisation et où je pourrais me rendre utile. Dans l’attente, j’avais besoin de vêtements, d’un rasoir, de quelques livres. Il me suffirait de retourner chez moi pour les choisir. Je remplirais un sac et le rapporterais ici. Mais je n’ai pas pu m’approcher de l’immeuble. Une nuit où j'ai essayé de le faire, quand je suis arrivé au bout de la rue Verdi, un mur invisible m'a soudain arrêté.
Ce n’était pas que je craignais de rencontrer le fantôme de ma femme là où il pouvait errer, au milieu de nos meubles, dans les pièces et les couloirs que nous avions habités ensemble, où elle avait souffert. Ce fantôme ne m’effrayait pas. Il me rendait visite chaque nuit, et il était toujours le bienvenu. Mais je ne pouvais plus envisager de profiter du luxe dans lequel nous avions vécu. Celui-ci m’avait paru souhaitable et justifié du temps où nous formions un couple, mais mon existence solitaire le rendait superflu. J’aurais trouvé indécent de m’asseoir dans les mêmes fauteuils, de prendre un bain dans la même porcelaine blanche et, debout devant le miroir, d'ajuster le col des mêmes chemises.
(19 novembre 2019)
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