Tarjil est une petite ville située à cent cinquante kilomètres au sud de Lefax, à l’entrée du désert. Lorsqu’il effectua son premier séjour là-bas, Adrien Blanchard fut l’hôte de Jean-Charles Morelli. Les deux hommes s’étaient connus à Dijon, en classe de philosophie, ils avaient gardé l’habitude de s’écrire et ce fut grâce à son ami qu’Adrien Blanchard put entrer en contact avec les docteurs de la loi. On sait ce qu’il apprit auprès d’eux (L’Encre des sages date de 1958 pour sa première édition, chez Adrien-Maisonneuve, et en atteste). Pourtant il est une expérience dont l’auteur ne devait rendre compte dans aucun de ses ouvrages. Elle concerne la petite ville de Tarjil, et plus précisément l’un de ses habitants les plus obscurs auquel je suis en mesure d’affirmer qu’il fît plusieurs visites.
Les docteurs de la loi lui avaient parlé de Tarjil et de l’opinion répandue au sein de certaines communautés selon laquelle cette ville abritait un walî, et pas des moindres. D’après la tradition, le walî en question appartenait au plus haut rang de la confrérie. Il aurait fait partie de ceux dont le nombre demeure invariable au fil des siècles et sur lesquels repose le poids du monde. Hélas, avaient-ils ajouté, ils n’étaient pas en mesure de lui livrer son nom.
Blanchard avait d’abord cru à une simple réserve. Les docteurs de la loi, grâce à la recommandation de Jean-Charles Morelli, acceptaient de l’écouter, et même de lui communiquer quelques bribes éparses de leur enseignement, cela n’empêchait pas qu’il fût, à leurs yeux, un incroyant. Plus tard, il se fit la conviction que ce nom, ils l’ignoraient aussi bien que lui. Leur ignorance s’expliquait par le fait qu’un walî de ce rang ne se distingue ni par la position qu’il occupe dans l’échelle sociale, ni par sa conduite personnelle, celle-ci étant marquée par une discrétion tout opposée à l’héroïsme qu’illustrent de manières chaque fois différentes les saints de la chrétienté. Il n’était même pas certain que le personnage en question fût lui-même conscient d’avoir été choisi. Et d’ailleurs, quand même il l’aurait su, cela ne l’aurait pas rendu plus humble ni plus effacé qu’il pouvait l’être. Aussi, s’inquiéter de savoir qui était ce walî, se mettre en quête de sa personne, cela apparaissait aux yeux de l’initié comme une démarche privée de sens.
“Une fois donc rendu à Tarjil ”, devait-il m’expliquer bien des années plus tard, “je ne fis rien pour découvrir le saint homme. Je me contentai de me promener dans les rues, comme l’eût fait un touriste. Il y avait une place ombragée de platanes, avec un unique bistrot où des silhouettes couvertes de burnous jouaient aux dominos et où je buvais de la limonade tiède. Je logeais chez un Européen qui tenait un garage. Mon séjour se déroulait dans une joie paisible, sans qu’il ne se passe rien. Mais, de la fenêtre de ma chambre, je voyais les jardins entourés de murets. Et, la veille du jour prévu pour mon départ, la soirée était limpide, les étoiles s’allumaient une à une dans un ciel violet et l’air embaumait le jasmin. J’ai voulu marcher jusqu’au désert. J’ai quitté la ville par un sentier qui semblait se dessiner sous mes pas à mesure que j’avançais. À une centaine de mètres au-delà de la dernière habitation, au milieu d’un champ aride, j’ai vu une construction semblable aux immeubles qu’on rencontre dans les faubourgs ouvriers de certaines villes européennes, haute de cinq étages, à la façade lisse. Et aussitôt j’ai songé que, si le walî demeurait à Tarjil, il fallait que ce soit ici, au tout dernier étage, où une lampe brillait devant une fenêtre ouverte.”
Blanchard n’eut aucun mal à apprendre qui habitait le lieu. C’était un vieux tailleur, qui vivait entouré de sa femme et de leurs neuf enfants. Deux de ses fils avaient choisi de s’installer en ville, après leur mariage, mais l’aîné passait la plus grande partie de son temps sur les routes (il était camionneur), l’autre au café. Et le soir, quand ces garçons rentraient chez eux, il arrivait que la maison fût vide. Cela ne les étonnait pas. Ils savaient que leurs jeunes épouses, chaque fois qu’elles s’ennuyaient, s’en retournaient là-bas, à la maison du tailleur, où elles aimaient à se retrouver pour préparer la cuisine et baigner les enfants. Et ils allaient les y rejoindre. Plus tard, à la nuit tombée, ils revenaient à travers champs, un enfant endormi sur l’épaule, un autre accroché à la main.
La famille du tailleur occupait à elle seule la plus grande partie du dernier étage, mais la fenêtre où Blanchard avait vu de la lumière était celle de son atelier. Il voulut en apprendre davantage.
Adrien Blanchard aurait souhaité qu’on lui parlât du vieux tailleur, mais personne ne trouvait rien à lui dire le concernant, mis à part qu’il était né à Tarjil, qu’il y avait toujours vécu, qu’il ne sortait presque jamais de sa maison, que sa lampe demeurait bien souvent allumée jusque tard dans la nuit et qu’enfin, il s’acquittait ponctuellement des travaux qui lui étaient confiés, ainsi bien sûr que des cinq obligations rituelles, sans faire preuve pour autant d’un zèle remarquable. Un être banal entre tous. Aussi, Adrien Blanchard regagna-t-il Lefax puis la France sans l’avoir rencontré.
“J’avais besoin de temps, m’expliqua-t-il. Le vieux tailleur pouvait-il être l’Aimé de Dieu dont m’avaient parlé les docteurs de la loi? Je l’ignorais. J’en avais l’intuition, mais cette intuition m’était-elle inspirée par Allah ou par les djinns? Je sentais que ma curiosité était trop forte, qu’il importait que je ne rencontre pas le personnage avant qu’il me soit devenu indifférent que ce fût lui. Je laissai passer quatre années sans m’entretenir de ma préoccupation, ou de mon intuition, avec personne d’autre que Jean-Charles Morelli et, une fois seulement, avec Henri Bosco (Un rameau dans la nuit était paru quelques années auparavant, en 1950). Puis, à l’automne 1956 enfin, je lui fis ma première visite.”
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