J’imaginais que Thelonious Monk vivait à Nice et que c’était moi. Ou que j’étais lui. À cette première proposition s’en rattachaient trois autres. La première voulait que Thelonious Monk habitât dans des hôtels, dont il changeait souvent, sans que dans aucun il y ait de piano. La seconde, qu’il se produise dans plusieurs boîtes de nuit, mais que la principale, celle où il revenait jouer chaque nuit, à une heure plus ou moins tardive, s’appelait Le Select et se trouvait dans le Passage Émile-Négrin, qui est une petite rue en pente, qui bifurque de celle qu’on appelait alors Avenue de la Victoire, à peine plus haut que la rue de la Liberté. La troisième des propositions secondaires était la plus curieuse et peut-être la plus inventive. Elle disait que Thelonious Monk avait besoin de s’asseoir à un piano, le matin, pour composer ses œuvres, les retravailler dans le moindre détail, et préparer ainsi celles de ses compositions qu’il jouerait le soir, quand les clubs accueilleraient leur public, et que ce travail de répétition, il avait l’habitude de s’y livrer au Select.
J’avais vingt ans alors et je savais très peu de choses sur le pianiste. J’avais lu le chapitre que Lucien Malson lui consacre dans le petit livre intitulé Les maîtres du jazz (Que sais-je?, n° 548), j’avais écouté un peu de sa musique sur des disques vinyles, qui m’avaient ébloui, et j’avais vu des photos qui le montraient grand et lourd, portant la barbe et le chapeau. Pas plus. Or, je n’étais ni grand ni lourd, je ne portais ni la barbe ni le chapeau, mais je le voyais comme si c’était moi arriver au Select le matin, quand la porte était grand ouverte sur la rue, que les chaises étaient retournées sur les tables, que le personnel d’entretien faisait le ménage à coups de serpillières flasques comme des poulpes qu’on jette sur les galets de la plage, et que, à l’odeur du tabac froid, se mêlait celle de l’eau de Javel. Avec ce même geste toujours de poser son chapeau sur le piano, avant d’en relever le couvercle, de s’asseoir et d’enfin poser les mains sur la clavier pour jouer, pendant une heure peut-être, en reprenant inlassablement des phrases, des accords compliqués, sans se soucier de ce que les personnes autour de lui l’écoutent ou ne l’écoutent pas.
Or, en réalité, Thelonious Monk gardait son chapeau sur la tête quand il s’asseyait au piano. Toutes les photos le montrent, celles en particulier qui figuraient sur les pochettes des albums. Je ne pouvais pas l’ignorer. Mais dans mon scénario, les choses se passaient autrement. Bizarrement, je n’ai jamais pu renoncer à cette inexactitude, elle m’était nécessaire, peut-être parce qu’elle marquait que je ne me prenais pas moi-même tout à fait pour Thelonious Monk, elle signifiait que je gardais ma distance, elle m’assurait que mon invention n’était pas un délire. En revanche, le même scénario témoignait d’une clairvoyance qui me surprend aujourd’hui encore sur un point décisif.
Je découvrais le jazz au sortir de plusieurs années d’études de la musique classique, et à cette époque, quand on comparait la musique classique au jazz, c’était pour opposer celle qui était écrite à l’autre qu’on réputait improvisée. Pour nous, jeunes gens des années 68, les jazzmen étaient inévitablement des improvisateurs, et si l’on m’avait demandé comment, selon moi, Thelonious Monk procédait pour produire sa musique, j’aurais répondu qu’il écrivait ses thèmes, qui tenaient en quelques notes, qui étaient de simples prétextes, et qu’ensuite le reste s’inventait au fur et à mesure, dans le temps de la performance, en présence du public. Or, ce n’était pas du tout ce que signifiait mon scénario. Celui-ci laissait entendre que Thelonious Monk avait besoin de préparer, de construire, de répéter sa performance de manière précise, à la note près, raison pour laquelle il fallait qu’il se pointe au Select, Passage Émile-Négrin, dès le matin, et qu’il joue, avec son chapeau vissé sur la tête ou posé devant lui. Et ce n’est que bien des années plus tard, en lisant le Monk de Laurent de Wilde (1996), que je devais découvrir que le scénario que j’avais inventé était dans le vrai, plutôt que moi qui croyais savoir. Laurent de Wilde évoque en Thelonious Monk d’abord un compositeur. Il écrit : “Monk pouvait jouer chez lui le même morceau pendant des heures, peaufinant, farfouillant, pressant le jus sans relâche. Ce qui fait que, quand il montait sur scène, il était aussi prêt qu’on peut l’être” (139).
Mon scénario (dans lequel je vois comme l’invention d’un mythe personnel) contient une autre idée encore, selon laquelle l’écriture n’est pas seulement une activité matérielle, et qu’en cela elle ne s’oppose pas à la parole. J'ai dit que la musique de Thelonious Monk n’est pas une improvisation, c’est-à-dire que celui-ci ne l’invente pas dans l’ici et maintenant de la profération, mais qu’il a besoin de l’arranger, de la calculer, nous dirions de l’écrire, longtemps à l’avance, dans la pénombre d’une boîte de nuit presque déserte, semblable à une grotte des voyages odysséens, en s’aidant du piano. Mais il y a plus. Mon scénario garde encore un tour en réserve. Il dit enfin que le piano n’est pas toujours à portée de la main. Que Thelonious Monk vient s’y asseoir à un moment indispensable de sa création mais que celle-ci commence, ou plutôt se poursuit — car elle ne commence jamais, elle est toujours-déjà commencée — dans la chambre d’hôtel où il dort et où il n’y pas de piano, et bien sûr en marchant dans les rues de New York ou de Nice.
La rêverie prend le tour d’un mythe pour dire que Thelonious Monk ne commence ni ne s'arrête jamais de composer sa musique, et qu’il le fait en particulier en marchant et en rêvant dans les rues de New York ou de Nice, comme moi je n’écoutais pas sa musique seulement dans les moments où je faisais tourner ses disques, où l’écoute présentait donc un caractère matériel, mais dans ceux aussi bien où je me promenais dans les rues de Nice qui se confondaient alors, dans mon esprit, avec celles de New York.
On commence à écrire en se racontant des histoires, et par faire fond sur ces histoires, même si on n’est pas sûr de bien les comprendre soi-même (qu’est-ce qu’elles veulent dire, au juste?), ni si bien sûr elles correspondent à la réalité, ni si ce sont celles que le public attend.
On écrit en se laissant guider et égarer par des histoires qui sont des rêveries, et qui vous font marcher, le nez en l’air, dans les rues de New York ou de Nice, jusqu’à rencontrer Le Select qui est comme la grotte où Diane prend son bain.
Pour croire à la littérature, il faut croire à l’inconscient. Dans ma rêverie, Thelonious Monk ôte son chapeau pour jouer sa musique comme, dans le mythe, Diane se dévoile pour entrer dans son bain. Et je suis Actéon.
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