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Vers la fin de la nuit

Vers la fin de la nuit, nous descendons à pied dans un quartier ancien. Nous sommes vêtus de pyjamas, les rues sont désertes. Ma femme me montre un square où nous pourrions nous étendre. Nous en passons la grille. L’obscurité nous accueille sous les branches, mais au-dessus le jour se lève et nous risquerions d’être surpris. Au sommet du square, le dominant de très haut, une cité HLM.

Nous sommes éblouis par la blancheur des constructions. Au pied de la muraille de la ville fantôme, nous découvrons un terrain vague où des enfants disputent un match de football. Ils ne jouent pas sur une pelouse mais dans la terre, une cuvette que leurs jeux ont creusée assez profond et sur le bord de laquelle nous nous tenons debout, l’un près de l’autre comme sur les gradins d’un stade.

Les deux équipes sont de onze joueurs chacune, le terrain présente les dimensions réglementaires et le match est arbitré par d’autres enfants attentifs et précis, qui usent de sifflets. Pas une parole échangée, pas l’ombre d’une contestation, seulement le bruit des respirations, des glissades dans la poussière et la violence des coups de pied.

Garçons aux pauvres tenues, les cheveux coupés ras, ils sont maigres. Algériens ressemblant aux Parisiens de leurs âges photographiés par Doisneau et Boubat dans les années 50, à l’Antoine Doinel des Quatre Cents Coups. Ils jouent avec sérieux, le visage grave, ils y mettent une force et une vélocité qui les épuisent. Le bruit de leurs souffles, les tricots de corps blancs salis par la poussière et la sueur. Dressés l’un près de l’autre, nous sommes les seuls spectateurs de leurs prouesses. Ils ne se soucient pas d’être vus, ignorent notre présence, leur beauté nous émeut. Puis au loin, vers le fond du décor, s’éclaire la perspective d’une rue. C’est le matin.

Nous empruntons la rue en pente et qui tourne comme une rue de Montmartre. Des deux côtés s’ouvrent des magasins. Sur les trottoirs, des portants couverts de vêtements à bon marché. Des passants nombreux, d’une gaieté souriante, pleine de gentillesse et de charme. Nous comprenons que cette rue est un décor construit en vue du tournage d’un film d’Alain Resnais, encore que le célèbre metteur en scène ne se montre pas, il est trop tôt, et que nous ne voyions ni rails ni caméra, ni aucun matériel cinématographique. Que les passants sont des acteurs.

La rue descend. D’un banc public à l’autre, les figurants se font plus rares. Sans que rien ne l’indique, nous sortons du décor. Dans un tournant, une dernière boutique. Elle est fermée. En appuyant nos fronts contre la vitre, nous pouvons voir l’intérieur. Un magasin de couture. Étroit. Au centre, des mannequins que l’on n’a pas fini d’habiller mais dont les pièces de vêtements qu’ils portent, sans luxe et presque toutes noires, nous paraissent d’un chic très sûr. Autour, des portraits découpés dans du contreplaqué et peints en noir sont accrochés à des cintres, eux-mêmes suspendus à des tringles.

Ma femme reconnaît et nomme les quatre frères Marx exposés au plus près de la vitre. À l’arrière-plan l’autre Marx – Karl, qui est gros et barbu – tout à côté de Freud, de Fred Astaire et de Chaplin. Et, comme nous nous réjouissons de pouvoir identifier tour à tour chacun de ces personnages, un rayon de soleil frappe la vitre. Une tache de vert irisé de bleu.

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