1.
Instituteur à Bon-Voyage, dans le faubourg de Nice. Il loue un petit appartement à l'intérieur de la ville, mais parfois on raconte qu'il ne rentre pas chez lui. C'est quand la cloche sonne, à quatre heures et demie: il accompagne ses élèves jusqu'à la porte, il les regarde partir, puis il remonte à sa classe. Il s'attarde dans sa classe après que ses élèves sont partis. Il arrange les tables, il corrige les cahiers, il prépare ses leçons du lendemain. Il s'occupe jusqu'à la nuit. Puis, quand la nuit est tombée, il sort pour dîner dans un bistrot voisin. Puis, quand il a fini de dîner, il remonte dormir au pied du tableau noir. Et cette nuit comme les autres. Il dort dans un sac au pied du tableau noir; il reste seul dans cette école énorme du faubourg; peut-être qu'il n'est pas seul mais c'est comme ça qu'il s'imagine. Il reste seul dans cette classe, au pied du tableau noir, et, au milieu de la nuit, voilà qu'il est réveillé par un fracas de bombes. Il entend des avions qui tournent au-dessus de la ville, puis de terribles sifflements. On bombarde la ville. À peine réveillé, il sait qu'on bombarde la ville, et il n'en est pas surpris.
2.
Nous l'appellerons Gilles. Il se lève quand il entend les bombes. Il va à la fenêtre mais il ne voit rien que la cour déserte et ces immeubles du faubourg. C'est à peine si, en se penchant un peu, il peut voir un coin du ciel avec le bord d'un gros nuage noir. Il se lève pour aller appuyer son front à la vitre froide mais il ne voit rien que les platanes qui bougent dans la cour et, tout au fond, les tours. Les fenêtres qui s'allument à tous les étages et ceux qui sortent en pyjama. Tout se passe comme si, malgré la distance et l'opacité des murs, il voyait à l'intérieur des tours chaque palier qui s'allume et le zigzag des escaliers où l'on appelle ses voisins et très vite on descend. La foule des voisins qui s'agglutinent dans l'entrée où sont les boîtes aux lettres éclairées au néon. Parce que, de là-haut, derrière sa fenêtre, on voit les incendies qui s'allument dans le ciel, les immeubles qui s'effondrent en flammes, mais de si loin on n'entend pas. Ils se retrouvent alors dans l'entrée, toutes ces familles mêlées, les hommes en pyjama et en pantoufles, ils parlent des clefs de la voiture parce qu'il faut fuir déjà.
Partout des flics en uniforme, qui barrent les rues, qui empêchent la foule. Secours dans la lumière des projecteurs et des phares. Mais Gilles reste dans le noir, le front appuyé à la vitre, il voit de grandes lueurs d'incendies dans ces trouées entre les tours. Il ne bouge pas de sa place à la fenêtre de l'école, de la fenêtre de sa classe dans cette école du faubourg. Il attend, des heures peut-être, que tout s'éteigne, que tout se taise, puis il retourne se coucher sur l'estrade, et peut-être qu'il s'endort.
3.
Le lendemain. Pelotonné dans son sac au pied du tableau noir, il se réveille dans un jour froid et gris et il entend la pluie. Alors il sort son bras et regarde sa montre. Il est un peu plus de huit heures. Il se lève et il marche jusqu'à la fenêtre. Ils sont trois sous le bord du préau, à bavarder sans doute, et à reluquer ceux qui viennent sous la pluie. Une femme (vue de haut) qui porte un parapluie et qui traverse la cour en direction du préau, et le collègue qui la tient pas le bras et qui essaye de passer sous le toit du parapluie, ce qui nécessite qu’il se penche et qu'il se contorsionne, à cause de sa haute taille, et cela les fait rire. Et Gilles, à sa fenêtre, les regarde et alors seulement il se souvient de la guerre. Il se souvient du bombardement au milieu de la nuit, mais n'a-t-il pas révé? Puis les enfants qui courent, les premiers, avec leurs cartables sur le dos, toute une troupe d'écoliers. Ils courent sous la pluie, vers le préau où leurs maîtres bavardent, les regardent venir. Et Gilles qui se souvient des fracas de bombes et des lueurs d'incendies. Il se décide enfin à quitter sa fenêtre et à quitter sa classe pour retrouver ses élèves. Car ceux-ci l'attendent en rang, comme les autres, la cloche ayant sonné.
4.
Il ne quitte plus l'école. Une seule fois, il retourne à ce petit appartement qu'il loue à l'intérieur de la ville, il prend quelques affaires. Par la fenêtre il voit des immeubles en ruine et il se dit qu'il n'avait pas rêvé, que les avions sont revenus et reviendront encore. Alors il prend tout ce qu'il peut et retourne à l'école pour ne plus la quitter. Et les avions reviennent. Presque chaque nuit, maintenant, ils survolent la ville et ils lâchent leurs bombes, et quand on se réveille, à cause du bruit des bombes, quand on se retrouve dans la rue, les avions sont passés et personne ne peut dire à quoi ils ressemblaient. À quels oiseaux les comparer, ni d'où ils viennent. De quel lointain pays. À moins que ce ne soit d'une base située n'importe où dans le même pays, là, tout près, si le général commandant cette base est devenu fou, ou si, peut-être, l'ennemi a déjà passé la frontière, qu'il déferle partout et si vite qu'ici on n'en sait rien encore. On reste seuls et sans savoir, si loin de tout.
5.
Ce qui reste à la fin, c'est la télévision. Un poste de télévision dans une classe vide. Et Gilles qui vient s'asseoir. Parfois il entre dans cette classe et il s'assoit. Je veux dire quand il entre, le poste est allumé. Même si, le plus souvent, l'écran est vide. Ou seulement des traits, des points, des mouches, qui se déplacent très vite et qui grésillent. Des heures parfois, il attend sans que rien se dessine. Parfois même, il s'endort.
6.
La montagne sous la neige. Des pentes. Il voit des soldats qui se déplacent comme des mouches, qui marchent dans la neige, parfois qui creusent des tranchées, qui attendent, qui guettent.
De quel poste qu'elles puissent être émises, on ne sait pas où ces images ont été prises, où elles ont été filmées. Dans la montagne et sous la neige. Ou sur un grand aéroport. On voit un gros avion qui atterrit puis qui s'arrête, et l'échelle qui roule jusqu'à la portière qui s'ouvre. On voit des hommes qui en descendent et d'autres qui les attendent en bas. Poignées de mains, embrassades. On voit le plus vieux de ces hommes qui sort de sa poche un papier et qui se place sous le micro, devant les caméras. Il regarde les caméras (s'assure qu'il est bien dans le cadre) puis on le voit qui lit, mais on ne l'entend pas.
Il faut imaginer la terre toute ronde et un satellite qui reçoit des images de la terre et qui les renvoie à la terre où il fait nuit. Et, dans la nuit, toutes ces ondes. Des tirets d'un point à l'autre, en ligne droite. Des tirets selon la droite d'un point à l'autre et dans la nuit.
(1988)
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