Ils sont venus me chercher à la gare. Nous étions à la mi-décembre, il faisait froid, il commençait à neiger, même si la neige fondait presque aussitôt qu’elle touchait le sol. C’était l’après-midi, un rayon de soleil perçait les nuages, pas pour longtemps. Le conducteur s’appelait Igor, il m’a fait signe dans le rétroviseur, il m’a souri en même temps qu’il m’a dit son nom.
Rodrigo était assis devant, à côté de lui. Ma place était derrière. J’ai ôté mon chapeau, j’ai poussé ma valise et je suis monté.
Un long voyage en train, assis du côté fenêtre, le paysage défilerait dans ma tête tandis que je dormirais, la nuit suivante, puis pendant d’autres nuits encore, et j’étais maintenant coincé avec ces deux hommes que je ne connaissais pas dans des embouteillages.
— C’est toujours pareil, a bougonné Igor, à n’importe quelle heure du jour, tous les jours de la semaine. Pour pouvoir circuler, il faut attendre le couvre-feu.
Rodrigo se retournait sur son fauteuil. C’était avec lui que j’avais traité. C’était lui qui m’avait recruté. Plus tard je devais comprendre qu'Igor était non seulement son chauffeur mais aussi son meilleur ami et son garde du corps.
— Nous sommes heureux de t’avoir avec nous, que tu aies pu te libérer.
Un savant célèbre, une ancienne légende de la linguistique. On disait que j’avais gardé mon bureau au MIT, ce qui était faux. Mais si j’étais aujourd’hui encore mondialement connu, c’était plutôt pour les prises de positions politiques que je proclamais. Que j'avais proclamées.
Mon heure de gloire en tant que linguiste était passée depuis longtemps. Mes théories avaient été mises à mal, largement réfutées par de plus jeunes, mais chaque fois que l’alter mondialisme avait besoin d’un porte-parole, d’une caution scientifique, on savait où me trouver.
Cette fois, on avait besoin d’enseigner la langue, de manière rapide et efficace. On se demandait comment s’y prendre. Accepterais-je de donner des leçons à des migrants en même temps que je formerais de nouveaux professeurs? Tous n’auraient pas un statut légal. J’avais répondu que oui. Il n’était pas prévu que je reçoive un salaire, l’organisation était pauvre, mais j’avais accepté. Pourvu que les personnes qui me seraient présentées aient réellement envie d’apprendre, qu’elles soient résolues à travailler dur, plusieurs heures par jour, le reste, je ne voulais pas le savoir. Que, dans le même public, il y ait de nouveaux arrivants, ne sachant que quelques mots, et d’autres instruits, capables de devenir très vite des professeurs, j’étais d’accord. Ce serait mieux ainsi. J’accueillerais tout le monde. La méthode, les outils nécessaires pour qu’ils apprennent étaient mon affaire. J’improviserais en fonction du public, mais aussi de quelques idées de base sur lesquelles je méditais et que j’étais curieux de mettre à l’épreuve.
Nous en étions là. Tels étaient les termes du contrat non écrit, noué entre la Brigade et moi, quand je suis arrivé à Nice, alors que nous tâchions de traverser la ville pour gagner le faubourg. Mais nous n’avancions pas. Des drones dans le ciel.
— Je récapitule donc. Tu habites chez nous, dans le faubourg. Nous avons préparé pour toi un petit logement au deuxième étage de la maison. Au rez-de-chaussée, tu verras, il y a un restaurant tenu par des amis, et à l’arrière de ce restaurant, donnant sur une cour, ce qui nous sert de salle de classe.
La nuit tombait. Quand nous roulions, c’était au ralenti. Aux façades des grands magasins, les vitrines de Noël et dans le ciel des drones qui nous surveillaient.
— Ils t’ont repéré, a dit Rodrigo en riant. Mais ils ne feront rien contre toi, ils ne peuvent pas se le permettre, tu es trop célèbre.
Mon arrivée à Nice et ma collaboration avec cette brigade altermondialiste avaient été annoncées de manière quelque peu tapageuse. Elles devaient être perçues comme un événement planétaire. “Le célèbre Antonin Nadal a quitté son confortable bureau de MIT pour le faubourg de Nice.” C’était le but, que la presse en parle, que toutes les télévisions s’en fassent écho, pour que le sort des migrants soit enfin mis au cœur de l’actualité, et qu’on s’intéresse aussi à l’organisation semi-clandestine qui se chargeait de les accueillir.
— Contre toi, ils ne peuvent rien”, répétait Rodrigo, et j’approuvais d’un hochement de tête. “Ils viendront t’interviewer, nous te laissons toute liberté de choisir à qui tu veux répondre, et ce que tu veux répondre.”
Il en faisait un peu trop dans le genre accueillant et flagorneur, et je manquais de sommeil, si bien que je ne répondais plus, brinquebalant à l’arrière du véhicule que conduisait Igor, un modèle déjà ancien.
Je n’étais pas loin de m’endormir, tandis que les drones venaient voler juste devant le pare-brise, qu’ils restaient comme immobiles à quinze centimètres de la vitre, juste devant Igor qui ne se laissait pas impressionner. Il leur faisait des grimaces, il leur tirait la langue. Les drones n’appréciaient pas la plaisanterie, ils frétillaient des ailes, ils s’envolaient ailleurs, puis revenaient.
Mes yeux se sont fermés. Quand je me suis réveillé, les deux hommes fumaient, les vitres ouvertes, il faisait tout à fait nuit, il faisait froid, nous roulions sur une route déserte, la neige sur les côtés et tout au bout, à un rond-point, une petite maison éclairée, c’était le Restaurant des Amis.
— Tu vois, ils ont gardé ouvert, a dit Rodrigo, ils nous attendent.
La table était servie, Lourenço, le patron, a dîné avec nous, nous étions quatre, pas d’autres clients.
J’ai bu du vin rouge, puis une jeune femme est venue me chercher pour me conduire à ma chambre. Ils voyaient mon état de fatigue. J’avais du mal à suivre la conversation. Ils voulaient me ménager. Les autres sont restés à table, ils ont continué de manger du bacalhau avec des pommes de terre et boire du vin. On aurait dit une famille.
J’ai eu la présence d’esprit de porter moi-même ma valise en montant derrière la jeune femme dont je n’avais pas bien entendu le nom.
Ma chambre se trouvait au deuxième étage. Propre, faiblement éclairée, reposante. Un compotier avec des mandarines et une bouteille d’eau minérale sur une table ronde en plastique moulé. Une autre petite table, en bois celle-ci, appuyée contre un mur, avec une chaise, une lampe de bureau, une ramette de papier et des crayons. Ils avaient pensé à tout. Le bon parfum des mandarines. Dans un angle de la cuisine, une cabine de douche. J’en ai écarté le rideau et le parfum du savon de Marseille est venu se combiner à celui des mandarines. Ici, il faisait chaud. J’ai ouvert la fenêtre pour laisser entrer un peu de fraîcheur. Le parfum de la nuit d’hiver, le silence de la neige. La jeune femme avait un joli visage, elle souriait en me souhaitant bonne nuit.
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