LUI: Il y avait toujours la possibilité de partir à la montagne. Parce que la montagne était toute proche. À l’époque, je n’avais ni voiture ni moto, mais il suffisait de monter dans un autobus et, en deux ou trois heures, tu étais au milieu des cimes.
ELLE: Tu l’as fait souvent?
LUI: Depuis les années de lycée, nous montions faire du ski, mais c’étaient alors des sorties organisées. Nous remplissions des bus. Ces sorties nous ont habitués à la montagne. Elles nous l’ont rendue familière. Mais les escapades dont je parle étaient d’un genre très différent. Il s’agissait de s’absenter.
ELLE: Tu veux dire que tu partais seul?
LUI: Oui, je partais seul et je n’allais rejoindre personne.
ELLE: C’était une habitude? Cela t’est souvent arrivé?
LUI: Oh, non. Trois ou quatre fois peut-être. Et des fois que je confonds. La première, c’était pendant mon année de Terminale. J’étais encore lycéen. J’étais parti au tout début du printemps.
ELLE: Et tes parents ne se sont pas inquiétés de te voir partir ainsi?
LE TÉMOIN: Non, ses parents ne se sont pas inquiétés. Ils avaient cessé de s’inquiéter pour lui. Ou alors, ils s’inquiétaient mais ils ne le disaient pas. Ils lui laissaient toute liberté. Ils avaient jugé que c’était mieux ainsi. Le moyen, pour eux, de faire autrement?
LUI: Déjà, en ville, il m’arrivait d’aller dormir chez un camarade ou un autre. Je dormais plus souvent chez les autres que chez moi. Et mes parents me demandaient seulement de les prévenir par téléphone. Et, tandis que j’allais dormir chez les autres, que nous faisions la fête en l’absence de leurs parents, je savais à chaque moment qu’il était possible de partir pour la montagne, qu’elle n’était pas loin, que le voyage en autobus ne coûtait pas grand chose, et je savais que je le ferais, qu’à un moment ou un autre je partirais. Et cette possibilité était importante pour moi. Elle occupait une place dans mon paysage mental. Elle m’aidait à vivre. Et un jour, je l’ai fait.
ELLE: Je ne te demande pas ce qui te faisait partir. Des histoires de filles.
LUI: Oui, des histoires d’amour. Ou plutôt des histoires toujours du même amour. De la même jeune fille qui, un jour, devait devenir ma femme. Tu dois le savoir.
ELLE: D’un amour malheureux, tu veux dire?
LUI: Est-il un amour qui ne le sois pas? Mais ce n'est pas de cet amour que je veux parler à propos de la montagne. Plutôt de musique.
ELLE: De musique? Je ne comprends pas.
LE TÉMOIN: Il veut toujours parler de musique. Plutôt que de cet amour. Et on ne comprend pas.
ELLE: Qu’est-ce que la musique vient faire ici?
LUI: C’est difficile à expliquer. À la montagne, quand je partais, je ne pouvais pas écouter de musique. Mais tout le temps que j’étais là-bas, des chansons tournaient dans ma tête. Elles résonnaient dans ma tête. Et je les entendais mieux alors que lorsque j’étais à Nice. Je les emportais avec moi. Tu comprends?
ELLE: Je comprends ce que tu dis. Des chansons absentes que tu entendais tout de même. En marchant sur un chemin de montagne, en t’asseyant sur le bord d’une rivière, en ôtant tes chaussures et tes chaussettes pour mettre les pieds dans l’eau.
LUI: Oui, et les chansons alors continuaient d’exister, de vibrer à l’intérieur de moi. Et le plus extraordinaire, c’est qu’aujourd’hui, elles existent encore. Elles vibrent de la même façon. Je peux les réécouter. Elles sont intactes. Je ne le fais pas souvent de crainte de les user, mais c’est une précaution inutile. Elles ne s’usent pas. Avant, il y avait la montagne où je savais que je pouvais partir. Maintenant il y a les mêmes chansons qui me disent cette fraîcheur de l’air, le bruissement des arbres, la clarté de l’eau. Et ces chansons pourtant venaient de tout à fait ailleurs. Je les avais entendues à Nice, mais elles venaient de beaucoup plus loin, d’Angleterre ou des États-Unis, ce qui ne leur faisait rien perdre de leur puissance, de leur efficacité. Ce qui y ajoutait, au contraire. Et il me semble que c’est dans cet espace que j’ai vécu le reste de ma vie. Dans le triangle formé par la Promenade des Anglais, les montagnes que l’on peut voir depuis la Promenade des Anglais, surtout l’hiver, quand le temps est clair et qu’elles sont couvertes de neige, et les chansons de ces années-là. Tu te souviens de Here Comes The Sun des Beatles?
Commentaires
Enregistrer un commentaire