Au haut de l’avenue Borriglione, le tramway tourne dans la rue Puget en direction du boulevard Gorbella. Il croise auparavant la rue des Boers. Des maisons basses précédées de jardins. Des arbres qui débordent des grilles. Des fleurs et leurs oiseaux. Aucun commerce. Cette zone intermédiaire a un air de faubourg. C’est là que j’habitais.
La plupart de mes journées se passaient à la bibliothèque du boulevard Dubouchage où j’occupais un emploi subalterne; et chaque soir je prenais le tramway pour rentrer chez moi. Mon existence, durant bien des années, s’est résumée à cela. Je me souviens d’avoir fréquenté un cercle d’ornithologie dont l’activité principale consistait à observer les oiseaux gîtant à l’embouchure du Var, dans les roseaux. Puis, une autre surveillance m’avait requis, celle d’Alexandre Loujine.
Celui-ci avait été nommé conseiller culturel au consulat de Russie, et deux ou trois après-midi par semaine, il se mêlait au public de notre salle de lecture. Je voyais les ouvrages qu’il consultait. Il se documentait sur la communauté russe qui s’était formée à Nice au dix-neuvième siècle, qui y était demeurée après la révolution bolchévique de 1917 et à laquelle ma propre famille avait appartenu. J’avais en tête le but poursuivi par son administration, qui avait été annoncé par les autorités de Moscou et dont la presse locale et nationale s’était faite écho: celui d’obtenir de la justice française qu’elle accorde à la fédération de Russie le droit de propriété sur la cathédrale Saint-Nicolas située à proximité du boulevard Tzarévitch — ce qui reviendrait à en déposséder l’association cultuelle locale, qui l’avait administrée, protégée et animée religieusement, dans la plus pure tradition orthodoxe, pendant toute la période où l’ancien empire était aux mains des communistes. Et ce but, bien sûr, je le réprouvais. Pour autant, l’idée d’espionner Alexandre Loujine était absurde. D’abord parce qu’elle supposait qu’il y eût, dans la vie du personnage, un secret assez honteux pour le perdre de réputation. Ensuite, parce que Loujine occupait, dans l’administration consulaire, un poste aussi peu important que le mien à la bibliothèque municipale, et que par conséquent la fédération de Russie n’aurait eu aucun mal à se passer de lui pour venir à bout de son projet, si tant est que j’aurais réussi à le confondre. Enfin, parce que la cathédrale Saint-Nicolas, en changeant de patrie symbolique — c’est-à-dire en quittant l'archevêché des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale du Patriarcat œcuménique de Constantinople, pour entrer dans le diocèse orthodoxe russe de Chersonèse du Patriarcat de Moscou et de toute la Russie — ne perdrait sans doute rien de son charme ni de ses fonctions sacerdotales. Et, d’ailleurs, si moi-même je la fréquentais encore, ce n’était jamais qu’en me tenant au dernier rang des fidèles, près de la porte, pour assister aux offices trois ou quatre fois dans l’année, moins par attachement aux rites religieux que pour le plaisir d’entendre parler la langue que j’avais apprise auprès des miens, lorsque j’étais enfant.
Hélas, j’avais rompu presque toute relation avec les autres, si bien que je ne m’ouvris à quiconque de la sombre hostilité que m’inspirait le personnage. Si j’avais eu la bonne idée d’en parler à la patronne de la pizzeria de l’avenue Cyrille Besset où je passe du temps le samedi soir, point de doute que celle-ci aurait ri de moi et qu’elle m’aurait ainsi évité de m’enfoncer dans mon délire. Mais non, je me suis mis à espionner Alexandre Loujine par simple curiosité d’abord, parce que l’occasion se présentait de le faire, mais aussi parce que ma vie était vide, et parce qu’Alexandre Loujine me paraissait aussi riche et brillant que j’étais pauvre et effacé.
> À suivre
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