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La place du marché

Nous étions partis de Venise en fin de matinée. Nous avions décidé de nous arrêter pour déjeuner à une soixantaine de kilomètres de là, dans une ville historique, peu importe laquelle, je ne dirai pas son nom. Une ville où nous n’avions jamais été, ma compagne ni moi. C’était le printemps, un ciel couvert, une chaleur lourde. Nous sommes arrivés à pied sur la place du marché. Elle était entourée de bâtiments anciens. Le marché était sur le point de finir et il s’est mis à pleuvoir. Nous aurions voulu acheter de la charcuterie et des fromages pour les ramener chez nous, mais nous arrivions trop tard. Les tréteaux étaient démontés, un à un, les marchandises transportées à l'intérieur des camionnettes. Des goélands criaient et battaient des ailes. Ils pillaient avec leurs becs un sol jonché de détritus.

Nous nous sommes mis à la recherche d’un restaurant. Nous avons marché dans une galerie à colonnades, jusqu'à en trouver un, à la devanture de bois ornée de céramiques, qui paraissait honnête. Il voisinait avec des boutiques obscures, une d’horlogerie, une autre de numismatique et de philatélie. Nos silhouettes se reflétaient dans les vitrines. Le flou qui les nimbait a troublé mon esprit comme un mauvais présage. Je m’en suis détourné.

Dans l’établissement, les clients étaient nombreux. Beaucoup d’avocats venus du palais de justice. Élégamment vêtus, ils discutaient des affaires en cours, sans élever la voix, comme des confrères qui se respectent. On nous a conduits au premier étage, dans une salle voûtée dont les fenêtres donnaient sur la rue. Nous avons déjeuné d’un risotto aux asperges et d’un crumble aux pommes avec une boule de glace, et sans doute ai-je bu trop de vin, car j’ai été bientôt envahi de fatigue. L’air me manquait. Ma vue se troublait. Quand je me suis levé de ma chaise, mes jambes ne me portaient qu'à peine.

J’ai proposé à ma compagne que nous reportions notre départ au lendemain. J’avais besoin d’une chambre d’hôtel où je pourrais me reposer. On nous a indiqué un hôtel qui était de l’autre côté de la rue. La chambre était vaste et solennelle. Un crucifix dans le tiroir de la table de chevet. J’ai tiré les rideaux. J’ai dormi une bonne partie de l’après-midi tandis que ma compagne, allongée près de moi, regardait la télévision. Plus tard, elle m’a dit qu’elle sortait se promener. Quand elle est revenue, il faisait presque nuit, j’avais pris une douche et ma migraine était passée.

Nous avons dîné dans le même restaurant. J’ai touché sa main. Je lui ai dit que je m'arrêtais là. Que le moment était venu pour moi d'écrire le roman dont je construisais l’histoire depuis plusieurs années. Que le séjour de cette ville inconnue m’offrait peut-être une chance, que je voulais essayer. Le lendemain, elle a regagné Paris. En arrivant chez nous, elle a posté un message sur mon téléphone. Il était tard. Elle était attendue pour des photos, le lendemain, à Londres.

Trois années ont passé. J'écris peu, des histoires brèves, des choses vues. Un jour, j’en ferai un recueil. Je complète mes médiocres revenus en donnant des leçons de français. L’an dernier, j’ai rencontré une Italienne qui a eu sa période de gloire sur les scènes lyriques. Elle insiste pour que je vienne habiter chez elle, dans une villa dont elle a hérité de sa famille, posée sur les collines, au bout d’une allée de cyprès. Il n’est pas impossible que j’accepte, mais je garderai le studio que je loue près de la place du marché.



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