Accéder au contenu principal

La gloire de Robert Louis Stevenson

“À cette époque, je voyageais avec une petite charrette bâchée, une tente et un réchaud, cheminant tout le jour à côté du chariot et, la nuit, chaque fois que c’était possible, campant comme un romanichel dans un creux au milieu des collines, ou à la lisière des bois.”

Le pavillon dans les dunes, dans la dimension de la nouvelle ou du court roman, regorge de mystères. Le narrateur, un certain Frank Cassilis, s’y présente lui-même, dès la première phrase, comme un grand solitaire en même temps qu’un vagabond, qui vit sur les routes, et même de préférence en dehors des routes, sur des chemins de campagne. Il dit : “… je n’avais ni amis ni famille (…) et n’avais d’autre adresse que l’étude de mon notaire, où j’allais, deux fois par an, toucher ma rente. Cette vie suffisait à mon bonheur; et rien ne me plaisait comme la perspective de vieillir sur les routes et de finir mes jours dans un fossé”

Ce thème du voyage solitaire fait écho pour nous, aujourd’hui, à la double fugue que signe Arthur Rimbaud à l’automne 1870, au départ de Charleville dans les Ardennes, alors qu’il n’a pas dix-sept ans, fugue dont il tire des poèmes qui feront date, mais que l’Écossais n’a pas pu connaître, et il annonce les écrits de la Beat Generation, inaugurés par Jacques Kerouac, dont l’inspiration se prolongera jusqu’à nos jours, en particulier dans l’œuvre de Bob Dylan.

Pourquoi le narrateur a-t-il choisi la solitude? Nous ne serons jamais fixés sur ce point, sauf à considérer que le goût qu’il en a était dans son tempérament. Dans ce récit, il ne sera jamais question de son passé, ni par conséquent des drames, des accidents qui ont pu motiver ce choix existentiel. Un seul personnage fait exception. Un certain Robert Northmour, qu’il a connu à l’université, dont il dit : “Il n’y avait guère d’affection entre nous, pas davantage d’intimité”. Or, il se trouve qu’une grave dispute a surgi entre ces deux garçons, dont on ne connaît pas davantage le motif, alors qu’ils séjournaient dans un pavillon qui appartenait à la famille de Northmour, dans une contrée perdue au nord de l’Écosse, sur le rivage de la mer du nord, où les hasards de son errance font inexplicablement se retrouver le narrateur, neuf ans plus tard. 

Enfin, l’action se passe dans des conditions marquées par l’obscurité de la nuit, où la mer et la terre se confondent, et où les personnages ont des visages cachés et des silhouettes floues. Le pavillon évoqué est lui-même la dépendance d'un plus vaste manoir, qui constitue son double fantomatique. Celui-ci ne joue aucun rôle dans l’économie du récit, mais on nous précise tout de même qu’“Il était vaste comme une caserne; et comme il était construit en pierre friable, rongée par l’air âpre de la mer, il était humide et parcouru de courants d’air à l’intérieur, et tombait à moitié en ruines à l’extérieur”.

Bien malin qui prétendrait résumer l’histoire. Un quatuor néanmoins émerge de cette confusion. Il se compose du narrateur et de son adversaire, Robert Northmour. Puis, il s’agit d’une jeune fille, Clara Huddleston, que Cassilis et Northmour vont se disputer, et du père de cette dernière, Bernard Huddleston, qui est un banquier prévaricateur et lâche que poursuivent, dans le but de se venger des pertes qu’il leur a fait subir, un groupe d’Italiens dont on ne distinguera jamais que les ombres menaçantes.

The Pavilion on the Links date de 1880. L’auteur, né en 1850, a alors trente ans (déjà), et c’est le premier texte qui le rendra célèbre, et c’est (selon Arthur Conan Doyle) un des sommets de son œuvre, avec Docteur Jekyll et Mister Hyde. Or, la composition de ce récit coïncide, dans sa vie personnelle, avec la rencontre qu’il fait de Fanny Osbourne et par le lien qui se nouera entre eux pour durer jusqu’à la mort.

L’auteur a commencé très tôt à écrire des récits d’aventures, il a eu une scolarité chaotique, contrariée par une santé défaillante, en particulier par des infections pulmonaires qui finiront par l’emporter à l’âge de quarante-quatre ans. Il rencontre Fanny Osbourne en 1876, à Barbizon. Fanny est une artiste-peintre américaine, de dix ans son aînée, séparée de son mari et qui élève seule ses deux enfants. Le coup de foudre est immédiat, mais Fanny reste officiellement mariée. En 1878, elle repart en Californie pour obtenir le divorce. De son côté, Stevenson voudrait bien la suivre, mais il est pauvre et son père menace de lui couper les vivres s’il persiste dans cette idée de mariage. À l’automne 1878, pour soigner son désarroi, il effectue un voyage qui deviendra légendaire, à pied, dans les Cévennes, avec une ânesse pour seule compagnie. En 1879, malgré l’opposition de sa famille, il va rejoindre Fanny en Californie, et c’est là qu’il finit par rédiger Le Pavillon, nouvelle qui avait été à peine ébauchée puis abandonnée en 1878, en France.

Le Pavillon marque l’invention de Robert Louis Stevenson par lui-même. À la fois son premier chef d'œuvre et la conquête de la femme de sa vie. Ainsi, quand le récit parle de Clara Huddleston, c’est Fanny Osbourne que l’auteur a en tête. Il ne peut pas en être autrement.

Si son père, fervent calviniste, s’oppose au mariage de Robert Louis et de Fanny, c’est au motif que cette dernière est séparée de son mari. Robert Louis a beau refuser le verdict de ce père après avoir déjà rompu avec sa religion, il n’en est pas moins marqué par l'interdit qu’il transgresse, on devine à quel prix. Le père désigne Fanny comme une femme de peu de vertu, marquée en cela par le Mal. Dans la fiction, Clara Huddleston est au contraire une jeune fille la plus pure, pourtant elle aussi est marquée par le Mal, non pas à cause d’un péché qu’elle aurait pu commettre, mais parce qu’elle est la fille de Bernard Huddleston, qui est un homme mauvais. Et elle en a conscience, car elle dit au jeune vagabond qu’elle vient de rencontrer et dont on devine qu’elle est déjà éprise: “Pourtant, si vous saviez qui je suis, vous ne m’adresseriez même pas la parole”

Pour la conquérir, Cassilis doit déjouer les calculs de ce père, qui fait bien peu de cas du destin de sa fille, soucieux qu’il est d’abord de sauver sa peau, tandis qu’il doit s’opposer frontalement au violent Robert Northmour qu’elle n’aime pas mais qui a barre sur elle, en tant qu’il se fait le protecteur du père menacé par un groupe d’Italiens venus pour se venger de lui. Northmour et le père de Clara ont négocié un ignoble marché: la possession de la jeune fille par Northmour, contre la protection que celui-ci accordera au père. Frank Cassilis, le pauvre, le vagabond, pour conquérir Clara, se voit ainsi en butte à deux hommes, le père de celle-ci et Northmour, tandis que, dans la vie, Robert Louis est en bute à deux hommes aussi, un père qui est cette fois le sien (et sans doute pas un mauvais homme, ce qui rend d’autant plus difficile de s’opposer à lui), et le mari de Fanny, qui est une figure lointaine, absente, mais qui a eu le temps néanmoins de lui faire deux enfants.

La fiction fait système avec la vie de l'auteur, et on voit comment les deux séries d'événements se décalent et se chevauchent dans un même un “agencement machinique". Un point important est que tout le récit semble nous conduire vers un duel final entre Cassilis et Northmour. Ce duel pourtant n’aura pas lieu, Northmour abandonnant la partie au tout dernier moment, ce qui permettra à Cassilis de ne pas le tuer, de ne pas le haïr, ce qui aurait marqué son union avec Clara d’une ombre (ou d’une tache) rédhibitoire, alors qu’il se vante, pour sa part, de ne haïr personne.

Cassilis n’accomplit pas de grands exploits pour conquérir son amoureuse, il n’occit pas de dragons. Mais c’est un homme d’honneur, même Northmour le reconnaît. Et puis, il est pur, affirmant dès le premier paragraphe qu’il n’eut ni amis ni relations avant celle qui devait devenir sa femme et la mère de ses enfants. Remarquons que cette déclaration liminaire nous donne à entendre que Cassilis remportera la partie. L'auteur annonce d'entrée de jeu quelle issue favorable le récit nous réserve. Mais en ce début, Cassilis évoque les enfants qu'il aura de Clara quand celle-ci sera devenue sa femme, tandis que plus tard, au milieu du récit, nous verrons qu'il s'adresse à ces enfants eux-mêmes pour évoquer une femme (et leur mère) qui est déjà morte.

Et lui, alors, que sera-t-il devenu? Le récit ne le dit pas. Devons-nous imaginer qu’il leur parle, vivant désormais au milieu d’eux, entouré de leur affection et de celle de leurs propres enfants? Ou peut-être qu’il leur écrit ce que nous lisons, tandis que pour sa part il est retourné à sa vie d’errance solitaire, ayant de nouveau préféré the dark side of the road, qui était son choix initial, et que Bob Dylan évoque dans l’une de ses chansons les plus anciennes et les plus belles? Autrement dit, devons-nous imaginer que ses enfants et ses petits-enfants remplacent la femme qu’il a perdue? Ou que, au contraire, il s'éloigne d'eux pour cultiver dans la solitude le souvenir de celle qu'il a perdue?

Le lecteur est libre d’imaginer cette fin de l'histoire qui se situe hors du récit. De son côté, Robert Louis Stevenson, à la différence de Frank Cassilis, mourra le premier. Sa femme, pourtant son aînée, lui survivra pendant vingt ans, et les enfants qu’elle avait eus de son premier mari continueront de défendre la gloire de Robert Louis, l’éternel voyageur, le conteur d’histoires et l’ami de la famille.

(Samedi 6 mai 2023)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...