Maintenant il se tient sur la terrasse de la Shounga, devant le port. Il se tient en retrait, dans l’ombre de la tente. La route qui conduit au port dessine un virage, et le bar se trouve au sommet du virage, de l’autre côté de la route. De là où il est, l’homme voit la mer mais il aperçoit à peine le sommet des bateaux qui sont à quai. Il voit le môle du phare qui s’avance sur la mer mais il n’en voit pas la base, du côté extérieur, où il y a des rochers et où des baigneurs viennent se poser par groupes, comme des mouettes.
Il n’a pas besoin de les voir, il les connaît pour avoir partagé leurs habitudes à un autre moment de sa vie, avant qu’il ne quitte la ville pour y revenir bien des années plus tard, maintenant qu’il est vieux. Quelquefois, en arrivant à cet endroit du boulevard Guynemer, avant de s’installer à la terrasse, il traverse la route pour les voir, du haut du trottoir qui forme une corniche, mais il ne le fait pas toujours ni jamais très longtemps. Il n’a pas besoin de les voir pour savoir qu’ils sont là, étendus, ou assis, ou debout au soleil. Comme des modèles dans un studio d’artiste. Et il ne veut pas être vu.
Chaque jour, il reste de longs moments caché dans l’ombre de la terrasse. Il imagine leurs attitudes. Il vient pour être plus près d’eux. Il sait la beauté de leurs corps posés sur les rochers du haut desquels ils plongent à moins qu’ils ne s’y glissent lentement. Il les vois alors qui se retiennent, agrippés des deux mains de part et d’autre de leurs hanches, les jambes serrées faisant d’eux des sirènes, hésitants comme s’ils ne savaient pas nager ou comme s’ils craignaient la fraîcheur de l’eau.
Il sait la liberté de leurs mœurs et il se souvient du meurtre d’un homme maigre et muet, au visage sombre. Personne ne savait d’où il venait, ni même son nom. Le corps était tombé au pied des rochers, mais la mer l’avait emporté, et ainsi il ne fut jamais découvert ni jamais réclamé par personne. Le meurtre passa inaperçu, ce qui n’empêcha pas son auteur, qui était jeune alors, de s’engager sur de lourds paquebots et de faire plusieurs fois le tour du monde. À moins que ce ne soit une histoire qu’il a lue ou peut-être qu’il invente.
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