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Le Château

1.
L’appartement est situé au sommet de l’école, tout entier traversé par le vent et le bruit de la mer. Parfois aussi, au printemps et à l’automne, par des bourrasques de pluie qui entrent par les fenêtres. L’école semble un château. Dans la journée, le lieu est grouillant de monde. Les portes battent, on dévale les escaliers, les élèves et les maîtres chantent, rient, crient, et leurs voix résonnent. Mais la nuit, il n’y a plus, au sommet de l’école, que l’appartement de fonction qui reste éclairé, ainsi qu’au rez-de-chaussée la loge des concierges. Et les journées d’Alexandre se partagent entre les différents étages du bâtiment. Le premier, où il a son bureau; les étages supérieurs, où sont les salles de classes; le dernier, enfin, où il retrouve sa famille. Et même la nuit, il retourne à son bureau pour rallumer l’écran de son ordinateur et y reprendre l’étude d’un article savant. Il monte et il descend d’un étage à l’autre à cause de l’orage dont un éclair soudain zèbre l’obscurité en même temps que le vent et la pluie font battre les fenêtres.

2 .
Nous disposions des clés qui ouvraient les hautes grilles du parc. À l’intérieur, d’autres lourdes grilles qui gardaient les entrées de deux cimetières, l’un chrétien, l’autre juif, derrière lesquelles les ombres des arbres montraient des contours indécis. Frémissaient. Tremblaient. Secouaient leurs chevelures. Passerions-nous ces grilles pour nous glisser entre les tombes? Irons-nous là-bas nous perdre, nous engloutir sous les branches tordues? Est-il arrivé que nous le fassions déjà, dans un passé dont seuls nos rêves se souviennent? Et comment alors en sommes-nous ressortis? Fantasmagories. Roman gothique. Changés en cerfs, la tête coiffée de bois.

Au retour du conservatoire où j’allais chercher Madeleine, il fallait arrêter la voiture dans une côte, devant une lourde grille qui fermait l’entrée du parc. J’en descendais et, dans la lumière des phares, je cherchais la serrure, je tournais à grand peine la clé, je poussais de tout mon poids le métal froid qui grinçait, puis je revenais à la voiture où Madeleine attendait, sagement assise sur la banquette arrière, un peu inquiète, la boîte de son violon posée à côté d’elle, sur laquelle elle veillait, ou qui veillait sur elle. Je démarrais, nous passions le seuil de quelques mètres à peine, j’arrêtais de nouveau la voiture, je tirais le frein à main et j’allais refermer la grille derrière nous.

Nous avons vécu ensemble dans l’univers du conte. Nous roulions lentement dans les allées désertes, devant l’entrée des cimetières. Je garais la voiture et, cette fois, nous pouvions nous en aller à pied, en nous tenant la main, la fillette, son violon et moi. En évitant les buissons où s’abritaient les fées, prêtes à nous attraper par les cheveux, à nous tirer par un pied, pour nous métamorphoser en porcs ou en rats.

Nous nous dirigions ainsi vers l’autre entrée du parc où se trouvait l’école, précédée de quelques marches d’escaliers. Sans cesser de parler, à voix basse, comme de crainte de réveiller les morts. Nous regardions la fenêtre éclairée de notre cuisine, quatre étages plus haut, au sommet du bâtiment, où Fanny préparait le repas, où nous la retrouverions bientôt en compagnie d’Olivier qui sortirait alors de sa chambre, étourdi de latin. Qui nous regarderait, tous les trois, comme s’il voyait à travers nous.

De loin, je veillais sur celle dont je gardais, empreint dans mon esprit, le souvenir de la beauté adolescente, qui avait été mon amoureuse, qui maintenant était ma femme, et qui peut-être se montrerait à la fenêtre pour nous faire signe de la main.

Il nous restait alors le même temps à vivre qu’il avait fallu à Ulysse pour faire la guerre de Troie (dix ans) puis pour regagner Ithaque (dix ans encore). Pourtant, déjà dans ces moments, je commençais à me dire: “Voilà ce que j’emporterai avec moi, voilà ce dont je ne manquerai pas de me souvenir quand je serai mort.”

3.
Monologue de Fanny

Un jour Alexandre rentrera dans son ordinateur comme il est rentré dans l’école du Château. On le verra sur l’écran, et on ne saura plus alors si celui qu’on voit est toujours vivant ou s’il est déjà mort. C’est moi qui lui ai montré l’école. Nous nous promenions dans le parc, je lui ai montré le toit par-dessus les buissons qui nous en séparaient, les fenêtres, les cours de récréation plantées d’oliviers et je lui ai montré la mer. Je lui ai dit qu’il devait demander le poste de direction de cette école, puisque ce poste était libre, nous le savions, j’ai ajouté qu’il l’obtiendrait, je lui ai dit que je voulais habiter là avec nos enfants et il a accepté. Je crois qu’il n’en avait pas très envie, et c’est vrai que notre vie a beaucoup changé depuis que nous habitons ici. Je le vois moins, je ne sais jamais très bien où il se trouve, à quel étage du bâtiment qui ressemble à un château; je crois qu’il est dans son bureau et j’apprends qu’on l’a vu à la porte de la classe d’un maître ou d’une jeune maîtresse dont je ne sais pas le nom, avec laquelle il discute vous me direz de quoi, ou dans la cour de récréation, ou dans les cuisines. La nuit, je crois qu’il dort près de moi alors qu’il est redescendu dans son bureau où il a rallumé son ordinateur, l’écran semblable à un hublot, pour voir apparaître quel visage, surgi du passé ou peut-être de l'avenir, comme celui d’un monstre habitant la profondeur des mers, pareilles à celle qui grondent sous nos fenêtres, ou pour lire je ne sais quel article savant écrit dans une langue qu’il n’a jamais sue; ou parfois, au contraire, je ne l’ai pas entendu rentrer et je m’aperçois qu’il dort à mon côté, comme Tristan près d’Iseut, je l’entends qui respire. Et quand Madeleine est malade, qu’elle se plaint dans son lit, c’est toujours moi qui l’entends mais c’est lui qui se lève, comme il faisait pour Olivier. S’il ne réagit pas, je le secoue, je lui donne des coups de pieds et je lui dis: “Madeleine est en train de pleurer, elle est peut-être malade, tu es son père, va la chercher ”, et alors il se lève, il se déplace je ne sais pas comment, sans faire de lumière, à la clarté de la lune qui filtre par les fenêtres, et il ramène Madeleine dans notre lit, ses longs cheveux noirs défaits, les deux bras noués autour du cou de son père, comme une princesse de conte de fées. Il la dépose entre nous deux et ensuite il lui chante une chanson, il lui raconte une histoire de marins perdus sur la mer et qui regardent les étoiles, il cite les noms d’îles inventées, il fait des jeux de mots idiots qui font rire la petite fille, et je lui dis: “Tais-toi, tu vois bien qu’elle dort! C’est la nuit maintenant, toi aussi tu dois dormir, et moi aussi je dois dormir”, et bientôt j’entends son souffle devenu régulier comme celui d’un enfant. J’imagine que c’est ainsi que font tous les hommes. J’imagine qu’il y a un moment où on les perd, où ils vont se perdre dans les différents étages de l’école du Château qui est comme un château de la mémoire où, à tous les étages, on rencontre des fantômes, où on fait des jeux de mots idiots qui font claquer les portes et apparaître des formes livides, des ectoplasmes, des spectres ridicules. La fenêtre de son bureau est tournée vers l’entrée du parc avec ses hautes grilles de fer qui sont fermées la nuit, et vers les arbres souples comme des femmes qui tremblent au travers. Je me demande ce qu’il y guette, quel visage il y voit. Il ne m’en parle jamais. Alors, moi aussi je me tais.

4.
Monologue d’Alexandre

Fanny fait des photos. Elle commence dès le matin à faire des photos, côté sud, du ciel et de la mer, puis elle traverse l’appartement et s’en va vite en faire d’autres, côté nord, des toits de la vieille ville, puis des collines et des montagnes qui forment des gradins du haut desquels celles-ci semblent admirer le spectacle déroulé à leurs pieds, comme font les trois bandits encapuchonnés de Tomi Ungerer, qui se penchent pour admirer la petite fille qu’ils ont enlevée et qui ne tardera pas à prendre le contrôle de leurs vies de brigands pour les ramener dans le droit chemin. Et ainsi, plusieurs fois encore dans la même journée, par les mêmes fenêtres qu’elle ouvre toutes grandes quel que soit le temps qu’il fait. Des photos qu’elle transfère ensuite sur son ordinateur, qu'elle me montre et dont je lui dis qu'elle devrait les publier sur un blog, ce qu'elle refuse de faire. Ceci jour après jour, au fil des saisons, depuis combien d’années maintenant? Si bien que cela pourrait durer toujours, au gré de ce même mouvement pendulaire qui fait aller Fanny d’une fenêtre à l’autre pour saisir le départ du bateau pour la Corse, l’orage qui vient, les avions qui se préparent à atterrir malgré un vent contraire, un cyclone qui se forme à l’horizon, la neige qui saupoudre le Mont Férion, la moindre variation de lumière. Où puiserons-nous la force nécessaire pour, un jour enfin, quitter ce lieu? Ne sommes-nous pas arrivés au bout du voyage? Nous sommes si heureux ici en même temps qu’il nous reste déjà si peu de force. Nous avons parcouru un si long chemin, l'un et l'autre, avant de nous retrouver sous ce toit haut perché comme une manière de pigeonnier, ou de phare, ou de tour de contrôle. Parmi de si terribles dangers, parmi tant de pièges que nous réservait la vie, en butte à tant d'hostilité.
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Commentaires

  1. Merci. J apprecie aux larmes ton écrit a plusieurs voix. Le monde par tes mots. Les fenetres ouvertes, les graviers sous les pieds, la tendresse du quotidien, l irruption du merveilleux, ton humilité. Emilie L

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