Longtemps je suis resté seul à associer leurs noms. À me souvenir quel équipage ils avaient formé. Eux-mêmes en avaient-ils gardé le souvenir? Ce n’était pas certain.
Je les avais connus quand ils étaient élèves en classe de seconde au lycée de Contes, au nord de Nice, où je venais d’être nommé. J’avais choisi d’habiter sur place, dans la cité Torrin et Grassi où habitaient la plupart de nos élèves avec leurs familles. Un joli deux-pièces ouvert sur un balcon où je sortais le soir pour boire une bière, et qui m’offrait une vue agréable sur les jardins et les terrains de sport aménagés sur les rives du Paillon. Avec, au loin, les tours grises de la cimenterie.
Les fumées de la cimenterie déposaient une poussière blanche sur tout le paysage. Sur les feuilles des platanes qui ombrageaient la route, sur les toits des voitures, sur les jardins et leurs végétations. Les roses n’étaient pas épargnées, et on ne doutait pas qu’elle abimait aussi nos poumons, mais la cimenterie offrait du travail à presque tous les habitants de Contes, et ses représentants se montraient généreux à l’égard de la commune. Ils finançaient chaque année de nouvelles installations. On leur devait la construction de la piscine, d’une bibliothèque, des jardins et des terrains de sport où les jeunes se retrouvaient le soir. Où je les voyais jouer au football du haut de mon balcon.
Le lycée Henri Bosco était un établissement professionnel largement financé par la cimenterie. Grâce à elle, les autorités locales avaient pu le doter d’une section artistique. On y enseignait la musique, la danse, le théâtre et les arts visuels. J’enseignais les arts visuels et j'étais venu à Contes avec l'idée de produire une œuvre vidéographique. Je m'étais dit qu’il me serait facile de capturer des images dans un lieu que je ne connaissais pas, qui ne m'était rien.
Arsène et Elvire étaient élèves de la même classe de seconde du lycée Henri Bosco où j'étais professeur. Je pouvais les observer de près quand nous étions en classe mais le plus souvent je les apercevais de loin, de simples silhouettes, en passant sur la route ou du haut de mon balcon.
Elvire habitait à la cité Torrin et Grassi avec sa mère et son petit frère. Elle s’occupait beaucoup de lui. Le soir, après dîner, elle l’emmenait avec elle, en le tenant par la main, jusqu’aux terrains de sport. Les garçons jouaient au football tandis que les filles restaient à les regarder et à bavarder, assises sur des bancs. Elle avait toujours vécu ici.
Le père d’Arsène était un ingénieur arrivé depuis peu à l’usine où il occupait un poste important. C’était un homme discret et souriant. Il s’était laissé convaincre de participer au conseil d’administration de notre établissement, et tout le monde se réjouissait de ses conseils. La famille habitait une villa située sur les collines où, à la fin de la première année, les cadres de l'usine furent invités à un dîner dont on a dit qu’il fut émaillé d’incidents et qui n’eut pas de suite. La mère, au contraire, était une personne extravagante. Elle apparaissait au lycée, vêtue de blanc, avec des chapeaux et des rubans de mousseline qui lui donnaient de faux airs de jeune fille. Notre principal acceptait de la recevoir. Il l’entraînait dans son bureau et s’y enfermait avec elle pour qu’elle ne perturbe pas le déroulement des cours.
Arsène avait choisi la musique en option principale. Il était très amateur de groupes anglais. Elvire avait choisi le théâtre, mais un jour elle m’a expliqué qu’elle ne voulait pas devenir comédienne. Qu’elle s'intéressait plutôt aux décors et aux costumes.
Comme savait-on qu’ils étaient ensemble, ainsi que le disaient leurs camarades. Tout le monde au lycée savait qu’ils étaient ensemble, les élèves comme les professeurs, mais à quoi pouvait-on le voir? Plutôt à leur façon de s’éviter. De se sourire soudain, quand leurs regards se croisaient, puis aussitôt de se détourner, de regarder ailleurs, de parler avec d’autres.
Il arrivait qu’on les voie s’embrasser au détour d’un couloir, se tenir un instant par la main, mais cela se passait si vite et la circonstance était si rare qu’il fallait qu’on l’annonce aussitôt en salle des professeurs. Et ce n'était pas pour les en blâmer, mais au contraire pour se réjouir de la grâce qu’ils montraient, et parce qu’on avait ainsi confirmation que jusqu’alors aucun rival n'était venu à bout de les séparer.
Pour ma part, je prenais garde de laisser trop voir l’intérêt que je portais à ces enfants, mais une vieille professeure de français en était une fervente admiratrice elle aussi, et elle avait trouvé auprès de moi une oreille attentive aux évocations qu’elle pouvait me faire de leurs apparitions. “Tu as vu comme il suffit d’appeler Elvire au tableau pour que le silence s'établisse dans la classe? me disait-elle. Et si, au lieu de réciter une poésie, elle se retourne pour écrire au tableau, et si elle lève bien haut la main tenant la craie, sa robe est si courte et ses jambes si jolies que tous les yeux s’écarquillent. Filles et garçons sont comme Actéon qui surprend Diane au bain.”
Ai-je rêvé? Tout cela était-il autre chose qu’une illusion comme sont naturellement les amours de jeunesse? Tout cela était-il autre chose qu'une mythologie que je me suis inventée parce que, de mon côté, j’ai toujours été seul? À présent, beaucoup d'années sont passées et l'histoire a pris une couleur plus tragique.
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