- Qu’est-ce que je dis quand je dis que N. est un sage? Je dis que je tiens pour vrai que N. est un sage. J’exprime un jugement sans nécessairement apporter aucune preuve de sa véracité. En revanche, je peux citer diverses occasions dans lesquelles N. a montré sa sagesse, sans nécessairement affirmer qu’il est sage, sans même nécessairement employer ce mot. Dans ce cas, je ne dis pas que N. est un sage, je le montre. Ainsi, l’opposition entre dire et montrer peut ne pas impliquer une opposition entre la parole et l’image, mais rester contenue dans le champ du langage. Et nous pouvons ajouter qu’une fiction narrative ne consiste pas à dire mais plutôt à montrer. Et nous pouvons souligner encore que cette monstration de la fiction narrative peut s'opérer dans le champ de la littérature romanesque, qui reste contenue dans le champ de la parole, aussi bien que dans le champ de la narration filmique, qui ajoute à la parole des images et des sons.
- Mais revenons maintenant au cas où je m'emploie à montrer la conduite de N. Je peux donner des exemples qui illustreront tous la sagesse de N., ou en donner aussi qui illustreront sa folie, et d’autres encore dont on ne saura dire s’ils illustrent plutôt sa sagesse ou plutôt sa folie. La question qui se pose alors est celle de savoir si ma monstration repose sur un jugement personnel dont je m’efforcerais de convaincre les autres, ou si au contraire j'ai été incapable de me forger moi-même une opinion.
- Si ma monstration repose sur un jugement personnel, je dirais qu’elle a un sens (que je peux dire). Sinon je dirais qu’elle n’en a pas. Ou que, du moins, on ne l’a pas trouvé. Mais toutes ces questions relèvent de la question de la vérité, et il n’est pas du tout certain que la question sur laquelle reposent les fictions romanesques les plus significatives, les plus importantes, soit celle de la vérité.
- Dostoïevski n’a pas écrit Crime et Châtiment pour dire si Raskolnikov était un saint ou s’il était un fou. Il l’a écrit pour montrer (illustrer) quelque chose qui le hantait. Quelque chose qui existait tout à la fois dans son âme et dans le monde, et dont il se demandait s’il pouvait le partager. La question de l'écriture (littéraire ou filmique) est toujours tout à la fois celle de la réalisation et celle du partage. Puis-je donner une forme matérielle (duplicable) à ce qui est bien évidemment de l’ordre du fantasme, et cette forme pourra-t-elle être partagée et reconnue par d’autres?
- Les personnages sont au centre des fictions narratives mais ils n’en sont pas le sujet. Ce qui est le sujet d’une fiction narrative, c’est chaque fois ce que Ludwig Wittgenstein désigne comme un état des choses. Ou ce qu’on pourrait appeler aussi un visage du monde. Et chaque visage du monde a la forme d’une structure, ce qui signifie que tous les éléments qu’on peut y dénombrer n’existent jamais qu’en fonction des autres. Dostoïevski nous rend impossible de porter un jugement moral sur Raskolnikov (tel est son but) dans la mesure où il montre que celui-ci fait partie d’un état des choses, d’où il serait abusif (injuste) de l’extraire.
Je réponds ici à une série de notes de Michel Roland-Guill à propos d'Éric Rohmer.
Commentaires
Enregistrer un commentaire