J’en suis venu à me demander si La Barque rouge existait bien. Les souvenirs que je gardais des nuits passées là-bas, dont certains me revenaient en mémoire des semaines plus tard, de manière totalement imprévisible, parfois lorsque j'étais en cours, étaient si sombres et si confus, mêlés si étroitement d’ivresse et d’angoisse, que je croyais avoir rêvé. On m’aurait dit que, dans la pénombre du lieu et dans l’état d’ivresse où je m’étais trouvé, j’avais assisté à un meurtre, je l’aurais cru. Et on m’aurait dit que je m’y étais moi-même livré à la débauche, aux pires turpitudes, j’en aurais été horrifié, j’aurais juré que non mais je l’aurais cru aussi.
Le cabaret occupait le rez-de-chaussée d’une petite maison à peine plus haute que large, flanquée d’immeubles en pierre de taille qui avaient dû servir d’entrepôts, à l’époque où l’activité du port battait son plein, et qui étaient maintenant abandonnés aux courants d’air et au vol saccadé des chauves-souris. Or, derrière la scène où se produisait la chanteuse, n’avais-je pas aperçu le départ d’un escalier étroit, à la rampe de fer, dont je n’imaginais pas où il pouvait conduire? Vers quelle soupente, quel couloir obscur? Vers quelles chambres sordides? Et à présent, étais-je bien certain de n’y être pas monté?
Le doute me torturait l’esprit, si bien que, pour me débarrasser de ces fantasmes, pour en revenir à la réalité des choses, je suis retourné sur le port, un jour, pour voir La Barque rouge en plein midi.
Je ne m’attendais pas à ce que l’établissement soit ouvert. Il m’aurait suffi d’en voir la façade. D’en relire l’enseigne. Mais un simple rideau de perles en obstruait la porte. Je l’ai écarté d’une main et je suis entré. Après la lumière du dehors, il a fallu que mes yeux s'accoutument à la pénombre. Celle-ci n’avait rien d’effrayant. Il y flottait une bonne odeur d’ail et de vinaigre. Un réchaud à gaz avait trouvé place derrière le comptoir. Une femme s’y tenait, qui n'était plus toute jeune. Sur un feu, elle faisait bouillir de l’eau, sur l’autre des tranches de foie de veau grésillaient dans une poêle. Elle s’est tournée vers moi: “Vous cherchez à déjeuner?” J’ai répondu que oui. ”Ce sera près dans une minute, a-t-elle dit. Le temps que cuisent les pâtes. Mais il vous faudra vous asseoir à notre table. Nous n’avons pas fini de faire le ménage.” Puis, en levant un peu la voix et en tournant la tête: “Claudio, tu sers l’apéritif à ce monsieur?” Claudio était assis sur un tabouret, devant le comptoir. Il s'est levé lourdement et il est passé derrière. “Je vous sers un pastis?” Je savais bien que les pâtes ne cuiraient pas en une minute. J’ai répondu que oui.
J’ai déjeuné à leur table. Les pâtes étaient servies sans autre sauce que l’huile de la friture, avec beaucoup de poivre et de parmesan saupoudrés par-dessus. La femme s’appelait Teresa. Elle avait dû être belle. Imposante. Elle portait un tablier mais ses cheveux étaient coiffés, ses ongles étaient vernis et il n'était pas difficile de l’imaginer en manteau de fourrure, sortant d’une limousine pour entrer dans le hall d’un casino, des bijoux sur les mains. C'était la patronne, l'épouse de Claudio, qui lui avait un gros ventre et portait un tricot de corps gris sur sa poitrine velue. Puis, Julia nous a rejoints. Ses pas avaient claqué dans l'escalier. Elle était vêtue d’un peignoir mal fermé et elle fumait une cigarette. Elle s’est assise à notre table. Elle s’y est glissée sans rien dire, le peignoir découvrant ses jambes, des mules se balançant au bout de ses pieds nus. Teresa l’a servie. “Mange, petite!” Mais Julia continuait de fumer, elle ne touchait pas à son assiette. Elle buvait du vin. Et, de nouveau, j’ai trop bu moi aussi.
Claudio me servait. J’évitais de regarder Julia dont le peignoir mal fermé laissait pointer un sein. J’essayais de raccorder l’image de cette enfant malingre avec l’envoûtante apparition de la femme qui avait troué la nuit, en se produisant sur scène, lors de ma précédente visite. Ce pouvait-il que ce fût elle? Les deux images ne coïncidaient pas. Elles tremblaient comme pour s’ajuster l’une à l’autre mais elles ne coïncidaient pas.
Plus tard, je suis sorti au soleil pour boire mon café et fumer une cigarette. Il y avait un banc. Je m’y suis assis, le dos appuyé contre la façade. J’aurais pu m’endormir. Claudio m’a rejoint. Nous assistions à l’arrivée majestueuse du bateau de la Corse. En regardant droit devant lui, Claudio a parlé des îles lointaines où il avait navigué avant de se marier et de s’établir ici. Il n’attendait de moi aucune réponse. Il parlait pour lui seul.
Ce jour-là, je suis parti voir ailleurs, et quand je suis revenu, quelques semaines plus tard, aux petites heures de la nuit, mon état d'esprit n'était plus le même. J'étais moins angoissé. Je me suis accoudé au comptoir et j’ai commandé une bière. Claudio n’a pas fait mine de me reconnaître. D’autres buveurs occupaient de petites tables rondes mais, dans la demi-obscurité, leurs silhouettes étaient floues. Ils n’étaient que des ombres. Tout le monde attendait.
Julia est apparue. Elle portait une robe violette, longue et fendue, à manches courtes, qui moulait son corps et qui scintillait sous le projecteur. À ses pieds, un ampli. Elle commandait l’accompagnement musical avec son téléphone. Elle a chanté trois ou quatre chansons qui se ressemblaient, des litanies spectrales dont je ne me souvenais pas de les avoir jamais entendues ailleurs. Les accompagnements étaient joués à la guitare, avec des effets larsen qui par moments couvraient sa voix sans qu’elle paraisse s’en inquiéter. Julia était tout près de nous, à peu près immobile, devant le micro et sous l’unique projecteur, mais sa voix semblait émise d’un lieu situé quelque part derrière elle. Elle résonnait encore au fond d’un tunnel d’où la jeune femme était sortie pour devoir y retourner bientôt après son tour de chant, quoi qu’elle veuille. Une grotte dans laquelle elle serait aspirée et de nouveau engloutie. Ses lèvres bougeaient mais le lieu d’émission de la voix pouvait être une tombe. Et cette voix exprimait la tristesse aussi bien que la peur.
Nous avions quitté le comptoir et les tables pour nous tenir debout, en demi-cercle devant elle. Nous étions des admirateurs, ou des juges, ou des témoins. Prêts à l’applaudir ou à prononcer peut-être une sentence. Ou à l’abandonner peut-être à la nuit d'où elle semblait sortir comme une chrysalide de son cocon, ou un cadavre de son suaire. Puis, il y a eu une chanson dont j’ai aussitôt reconnu les paroles. C'était Heartbreak Hotel.
C'était cette fois une chanson venue en écho de ma propre jeunesse. Que je reconnaissais à ses paroles, que je pouvais prononcer une à une avec la chanteuse — Well, since my baby left me / Well, I found a new place to dwell / Well, it's down at the end of Lonely Street / At Heartbreak Hotel —, mais dont la musique n’était plus celle qu’avait chantée Elvis. Le souvenir du King n’y affleurait qu’à peine. Une version plus proche de celle qu’avait maintes fois performée John Cale, pour ceux qui s’y connaissent. Les syncopes y étaient éludées. Les déhanchements aussi. Il restait cette maigre pincée de paroles murmurées, des notes étirées, des grincements de poulies et des plaintes.
Enfin, une silhouette est apparue, sortant de la coulisse. Celle d’un garçon grand et mince. Celle d’un beau page dont Julia aurait été la princesse et qu’il serait venu servir. Et j’ai reconnu Arsène.
D’une main, il portait une cage à l’intérieur de laquelle il y avait un corbeau. Il a posé la cage sur une sellette que nous n’avions pas remarquée jusqu’alors, et tandis que Julia chantait toujours, qu’elle répétait les mêmes paroles tristes, il a ouvert la cage, il a tendu un index pour que l’oiseau s’y agrippe, et il l’en a sorti. Après quoi, mon souvenir de perd.
J'étais si étonné de reconnaître Arsène, qui était encore mon élève et le petit ami d’Elvire, que je ne voyais que lui. Le corbeau a-t-il volé au-dessus de nos têtes, a-t-il croassé sur les paroles de la chanson — Now, the bellhop's tears keep flowin' / And the desk clerk's dressed in black — est-il venu ensuite se poser sur une épaule de Julia sans que celle-ci lui prête la moindre attention, comme s’il n’existait pas? Je ne saurais le dire.
Je suis parti avant la fin de la chanson, et cette fois j’ai trouvé la force de reprendre ma voiture pour rentrer chez moi. J’habitais moi aussi dans un Heartbreak Hôtel, mais le mien se trouvait quelque part dans le faubourg nord de Nice.
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