Je me souviens des images que j’aurais pu filmer et que je n’ai pas filmées quand j'étais professeur au lycée de Contes et que j’habitais là-bas. Elles sont inscrites dans ma tête. Celles des tours de la cimenterie que j’apercevais du haut de mon balcon. Celles que j’allais recueillir, au bout de ma promenade du soir, en marchant le long de la route, jusqu’au terrain de sport où se retrouvaient les jeunes habitants du faubourg, que j’observais derrière les grilles, sans me laisser voir. Celles de leurs motos pétaradant, cabrées sur la roue arrière, au risque de se casser le cou. Celles de la piscine en plein été. Celles des nuits de bals. Des longs plans fixes, à la manière de Chantal Akerman, qu’il me suffirait de raccorder maintenant que je n’y habite plus et que je ne suis plus professeur. Que je ne suis plus empêché par rien. Je disposerais à présent de tout le temps nécessaire pour en faire le montage. Il me suffirait d’y ajouter un texte que je lirais en off, et j’obtiendrais ainsi un petit film que j’intitulerais Contes ou Arsène et Elvire. Et sous l’un ou l’autre de ces titres, le film montrerait quelque chose que j’ai connu. Quelque chose du monde qu’à la fois j’ai vu et inventé lorsque j’habitais là-bas et que j’y enseignais, une vision du monde qui est la plus significative que j’aie jamais inventée, la plus personnelle, et qui ne peut pas se dire mais seulement se montrer. Et peut-être même se partager avec d’autres, encore que cette apparition ne se soit produite qu’une fois, durant cette période assez longue de ma vie où j’en ai été à la fois l’inventeur et le témoin.
Ludwig Wittgenstein dit que le monde se compose de faits et non pas de choses. Contes se compose d’une pluralité de faits, tels que je les ai perçus, et non pas d’êtres ni de choses qui se retrouveraient ailleurs, en-dehors de cette histoire. Arsène et Elvire sont des inventions, c’est ce que j’essaie de dire, encore que sous d’autres noms ils ont bien existé, et leurs personnages ne sont pas séparables du paysage où ils me sont apparus. Où je les ai inventés. Tandis que, faute d’avoir fait ce film, il faut que je me débrouille avec les mots, ce qui suppose une technique compliquée, beaucoup plus incertaine. Car les mots ne sont pas impuissants à montrer mais, pour le faire, il leur faut raconter des histoires. Et il n’est pas certain qu’Arsène et Elvire aient eu ce qu’on appelle une histoire, ou du moins ai-je pu en douter jusqu'à ce que cette histoire se termine. Et même alors, ces bribes, ces quelques rencontres nocturnes. Des moments si épars.
Puis il est arrivé que l’imprimerie soit mise en liquidation judiciaire. Enfin, je ne suis pas certain que ce soit le terme juridique exact pour parler de faillite, mais il me semble que c’est celui qu’a employé Abel quand je l’ai rencontré à la rue Emmanuel Philibert pour la dernière fois. Il était seul dans l’atelier, tous les autres employés étaient partis. Un liquidateur avait été nommé, les ordinateurs et tous les documents comptables avaient été saisis, et tout le reste du matériel était mis sous séquestre. Par quel privilège Abel se trouvait-il encore là? Il m’avait téléphoné pour que je vienne. La nuit précédente, il avait imprimé le dernier numéro de notre catalogue annuel et il m’en a remis une cinquantaine d’exemplaires dans une boîte en carton. “Ceux-là au moins ne vous coûteront rien”, m’a-t-il dit. Ai-je seulement prononcé le nom d’Arsène? Dans ce cas, il m’aura répondu qu’Arsène avait disparu, qu’il était injoignable. Il m’aura dit aussi qu’il n’habitait plus chez lui, dans la villa de Saint Pancrace où il avait vécu avec sa femme et leurs deux filles. La villa appartenait à sa femme, et celle-ci l’avait mis à la porte, plusieurs mois auparavant, quand elle avait demandé le divorce. Et, depuis, il habitait à l’hôtel. Et il m’aura dit aussi qu’Arsène était inculpé de faillite frauduleuse et d’abus de biens sociaux, ce qui l’empêcherait de se refaire avant longtemps.
“Il avait une maîtresse?
— Oui, nous la connaissions, elle venait ici, une grande et belle femme, plutôt voyante, perchée sur ses talons, qui habite quelque part derrière le lycée Calmette et qui roule en voiture de sport. Mais elle aussi a rompu avec lui, maintenant qu’il n’avait plus d’argent.”
Tout de suite, je me suis dit qu’il était retourné à Paris. Qu’il devait avoir ses arrières à Paris où il avait passé pas mal d’années, où il devait connaître des gens. À quel moment avais-je entendu dire, ou avais-je cru comprendre, ou avais-je inventé, qu’à Paris, il avait travaillé dans les machines à sous, les flippers, les baby-foot et les jukebox des bars? Si bien que je l’imaginais faisant la tournée des bars pour ouvrir les machines et ramasser les sous qu’il faisait pleuvoir dans un grand sac en toile, et s’occuper peut-être aussi des réparations. Et ainsi, je pensais que nous ne le reverrions plus ici. Que je pouvais l’oublier, qu’il valait mieux l’oublier. Et bien sûr je n’ai rien dit à Elvire de ce qu’Abel m’avait appris. Une seule fois, elle m’avait parlé de lui, et des années étaient passées. Peut-être l’avait-elle oublié. Il valait mieux qu’elle l’oublie. Mais je me trompais. Je devais le revoir.
Commentaires
Enregistrer un commentaire