Accéder au contenu principal

Mécanismes d’une chute

Abel était son chef de fabrication. Je l’avais rencontré à la rue Emmanuel Philibert dès ma première visite, et chaque fois depuis lors j’avais eu affaire à lui.
Abel était plus âgé qu’Arsène d’une quinzaine d’années (presque aussi vieux que moi), et dès le premier jour j’avais apprécié son sérieux. Il avait les épaules larges, le regard sombre, il parlait peu. Arsène avait-il découvert le métier d’imprimeur quand il était à Paris? Ce n’était pas impossible. Mais ici, il s’appuyait de toute évidence sur l’expérience d’Abel. Entre eux, la répartition des rôles était claire. Arsène était le patron. C’était lui qui s’arrangeait pour obtenir les commandes et qui faisait rentrer l’argent, tandis qu’Abel se chargeait du reste. Arsène vantait la compétence d’Abel. Il disait de lui que, dans son métier, il était le meilleur, que c'était un champion. Il s’en engorgueillait comme d’un cheval de course qu’il aurait ajouté à son écurie et avec lequel il comptait remporter le Grand prix. Mais Arsène, quant à lui, avait-il un métier? Des relations, sans doute, on le voyait bien, on se demandait d’ailleurs où il allait les chercher. Mais l’avait-on jamais vu faire marcher la photocopieuse, ni établir un devis?

Arsène était flanqué, d’un côté d’un chef de fabrication et de l’autre d’un comptable. Sa place était entre les deux. Je parle d’un expert comptable, qui dirigeait un cabinet important, connu et respecté sur la place de Nice. Il s’appelait Jean-Marie Lourseau. Il avait ses bureaux à l’Arenas. Je ne l’ai jamais vu. Ce n’était pas lui qui venait à la rue Emmanuel Philibert, c’était Arsène qui se rendait là-bas, devait me raconter Abel qui l’y avait accompagné dans les premières années, mais qui ne l’accompagnait plus maintenant. Et quand Lourseau le recevait, c’était dans une salle de réunion où il apparaissait suivi de deux ou trois jeunes comptables qui ouvraient leurs ordinateurs, qui penchaient la tête sur l’écran et qui n’ouvraient pas la bouche pendant tout le temps où Lourseau faisait son laïus introductif.
Lourseau se montrait affable, il appelait Arsène par son prénom, il le tutoyait, demandait des nouvelles de sa femme et de leurs deux enfants. Il était question de pêche où on comprenait qu’Arsène l’avait accompagné quelquefois à bord de son bateau, et où il l’accompagnerait encore, sans doute, quand Lourseau l’inviterait de nouveau, peut-être pas tout de suite. Lourseau invitait à son bord des dirigeants d’entreprises, des professeurs de médecine, des architectes, le rédacteur en chef de Nice-Matin. Tout ce petit monde formait une coterie, mais Arsène faisait-il encore partie de cette coterie, et en avait-il jamais été un membre à part entière, telle était la question. Puis, au bout de dix minutes, il quittait la pièce où il laissait Arsène en tête à tête avec ses acolytes. Et ceux-ci levaient alors les yeux de leurs écrans et la partie sérieuse commençait. 
Ils avaient besoin, pour clore les comptes annuels de l’entreprise, de justificatifs qu’Arsène, sauf erreur de leur part, n'avait pas fournis. Les jeunes femmes étaient en tailleurs, les garçons en costumes serrés, à peine moins luxueux que ceux de leur patron, et ces blancs-becs se montraient alors d’une patience et d’une politesse inlassables, mais ils ne lâchaient rien. Ils réclamaient les tickets de restaurant, les billets d’avion, les notes d’hôtel, les bons de commande, les factures concernant des travaux de jardinage, des achats de meubles et pourquoi pas de bijoux, et beaucoup d’autres pièces indispensables dont ils avaient établi la liste et qu’Arsène était incapable de fournir. Ils ne paraissaient étonnés de rien. Ils ne portaient aucun jugement. Mais, avec cela, le bilan annuel s’avérait beaucoup moins positif, selon les chiffres qui s’alignaient à présent sur leurs ordinateurs, qu’Arsène avait feint de le croire. Et lui, de son côté, s’impatientait. Il suait à grosses gouttes. Il avait du mal à rester poli.

Voilà ce que j’ai pu comprendre par la suite, quand la situation s’est dégradée et qu’Abel s’est confié à moi, avec l’espoir toujours que je puisse raisonner Arsène, moi qui était son ancien professeur, qui avait de l’influence sur lui, qui était le seul sans doute à avoir quelque influence sur lui. Abel répétait: “Arsène vous respecte, il vous écoute!” Mais qui étais-je pour parler d’argent? Et d’ailleurs Arsène ne m’écoutait pas. C’était tout juste s’il ne me demandait pas de lui dire le montant du salaire que je touchais au bout de vingt-cinq ans de bons et loyaux services dans l’Éducation nationale. Arsène, je le faisais sourire. Il ne me demandait pas davantage comment il pouvait se faire que je ne m'étais jamais marié et que je n’avais pas d’enfant. Mais je ne doutais pas que ce genre de question trottait dans sa tête et qu’elle faisait de moi, à ses yeux, un homme qui avait raté sa vie.
Et, au fil des ans, Abel est devenu mon unique interlocuteur. Arsène était désormais absent de son bureau à chacune de mes visites, et je n’avais aucune raison de m’en plaindre. Abel comprenait vite, les travaux de mes élèves ne le faisaient pas sourire, pas même les poèmes qu’ils avaient écrits et que nous ajoutions aux photos. Mais il n’en était pas moins évident que les finances de l’entreprise allaient à la dérive. Abel ne cachait pas son inquiétude. Il me disait: “À la fin du mois, il faut sortir les payes. Les ouvriers les attendent, c’est à moi qu’ils les réclament. Et c’est toujours le moment où Arsène disparaît.
— Vous l’avez appelé?
— Oui, oui, je l’appelle dix fois par jour, je lui laisse des messages, mais il ne répond pas.”

Puis, il est arrivé qu’un jour je passe devant le Sélect, rue de Lépante, et que je le voie. Il était debout sur le trottoir, en compagnie d’un autre homme, et ils discutaient tous deux avec beaucoup d’animation. Ou plutôt, c'était Arsène qui racontait, qui expliquait, tandis que l’autre accueillait ses propos avec un visage ravi. Je me trouvais sur le trottoir opposé. Je me suis glissé dans l’encoignure d’une porte, à l’angle de l’avenue Maréchal Foch, pour les observer sans qu’eux-mêmes me voient.
Ils étaient sortis pour fumer. Arsène était le plus grand, de la tête et des épaules, l’autre levait les yeux vers lui avec un air d’admiration. À voir sa mine, je me suis dit que l’histoire que racontait Arsène devait donner une preuve étonnante et drôle de son talent. Elle devait expliquer comment Arsène trompait le fisc, pensais-je. Elle devait révéler les stratagèmes dont il usait pour que les artistes lui fassent don de certaines de leurs œuvres dont le prix n’apparaissait pas dans les livres de comptes. Ou peut-être parlait-il de femmes, de la sienne mais aussi de ses maîtresses, et des voyages et des dépenses qu’il s’autorisait avec elles. Ou peut-être parlait-il de sa nouvelle voiture, rien d’extraordinaire mais une Porsche Carrera tout de même, dont il avait couvert une partie du prix en refourguant au patron du garage des dessins d’Arman et de César, peut-être même un tableau que Martial Raysse lui avait donné, ou qu’il lui avait acheté à bas prix, un jour où l’artiste avait besoin d’argent. Ou peut-être parlait-il de chevaux, ou peut-être parlait-il de la roulette du casino de Monte-Carlo. Que sais-je? Que savais-je de ces voitures, de ces maîtresses et de ces mœurs?
Puis, à un moment, il devait en avoir assez dit, alors il a plongé la main dans la poche de son pantalon et il en a sorti une liasse de billets parmi lesquels il en a tiré deux ou trois qu'il a mis dans la main tendue de son compagnon, et celui-ci a empoché les billets et aussitôt il est parti. Et j'ai vu qu'Arsène rentrait maintenant dans le Sélect, qu’il s'accoudait au comptoir et qu’il faisait remplir son verre d’un liquide doré qui devait être du whisky.
Ai-je dit que nous étions alors au début de l’automne et qu’il ne devait pas être plus de six heures du soir?
Ou peut-être parlait-il déjà d’un bien autre trafic. Il était devenu si maigre, des poches sous les yeux, la peau tendue sur les pommettes! Un grand échalas au regard perdu, vieilli avant l’heure! Qu’est-ce que la vie avait donc fait de mon ancien élève, de ce si beau garçon et l’amoureux d’Elvire! 

Commentaires

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...