mardi 30 juillet 2024

Présences réelles

C’est le Vendredi saint de 1955, je marche avec ma grand-mère et ma mère sur une colline où il y a des eucalyptus, jusqu'à parvenir à une église dans l'ombre de laquelle nous faisons le signe de croix, allumons un cierge et disons quelques mots d’une prière avant de repartir. Le souvenir dit que nous visitons les églises une après l’autre à l’occasion du Vendredi saint, et que celui-ci précède de quelques semaines notre départ pour la France, pour mes parents et moi. Et ensuite, quand nous sortons de l’église, il se met à pleuvoir, une pluie très fine qui dessine au soleil comme un rideau de soie, et je me souviens aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer dans la même luisance de la pluie mêlée au soleil. Le souvenir est d’une beauté parfaite. Le souvenir dit que je sais alors que notre pèlerinage précède de quelques semaines notre départ pour la France. Et il dit aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer, mais il ne les montre pas. Par les yeux du souvenir, je ne les vois pas. Elles se perdent dans la luisance de la pluie mêlée au soleil du soir.

Je ne suis jamais retourné à Alger, et il est probable maintenant que je n’y retournerai pas. Je ne possède aucune photo, aucune lettre, aucun objet hérité de mon enfance. J’ai longtemps songé à commencer par une enquête. Je me serais rendu chez une vieille cousine (je sais laquelle). Elle m’aurait accueilli dans sa salle à manger au décor un peu kitch. Sur la table, nous aurait attendus, à côté de ses albums de photos, une assiette de pâtisseries confectionnées par elle, exprès pour l’occasion, sans doute de celles qu'on appelle des montecaos, de tradition andalouse, qui sont faits au saindoux, saupoudrés de cannelle. Elle nous aurait servi le café dans des tasses trop grandes. Enfin, j’aurais posé mon enregistreur sur la table, je l’aurais déclenché et je lui aurais dit: Raconte. Mais je sais que je ne le ferai pas, ou peut-être que le ferai plus tard, quand j’en aurais fini de raconter d'après les quelques souvenirs que je garde, qui sont à moi et qui m’ont accompagné jusqu'à présent.

C’est l'été, d’Alger ou de Nice, je ne sais plus. De l’une puis de l’autre ville sans doute. Avant et après l’exil. Je suis debout devant l'évier, à côté de ma mère. Elle fait couler de l’eau du robinet pour m’en faire boire un verre. Elle dit qu’il faut qu’elle coule un peu pour en avoir de la plus fraîche. Elle met la main sous l’eau puis elle y avance un verre qu’elle remplit puis renverse plusieurs fois. Puis elle en boit d’un seul trait tout un verre, puis de nouveau elle remplit ce verre et me le tend. Et elle me dit: Quand on a soif, il n’y a rien de meilleur que l’eau. Dois-je énumérer tout ce que nous n’avions pas

Maintenant, c’est dans les premiers temps que nous sommes à Nice. Mon père a commencé par vendre des cartes postales et des crayons dans la rue. Puis il est devenu agent d’assurances. Il se déplaçait à bicyclette. Il allait assez loin ainsi, non seulement à travers la ville mais jusqu’à Cagnes-sur-Mer ou à Villefranche. Il emportait des sandwichs et quand il revenait, le soir, il nous racontait la beauté des paysages qu’il avait vus. Du vert, de l’eau, des fleurs partout, nous disait-il. Et la mer telle qu'elle se montrait du haut de la corniche. Et maintenant il a trouvé à se placer comme aide-comptable dans le grand garage Renault qui est presque en face de chez nous. Il est le seul algérois parmi les employés, et ceux-ci l’accueillent bien, encore qu’ils se moquent un peu de son accent, comme lui se moque du leur qu’il imite le soir, à son retour chez nous. Et un dimanche, trois ou quatre d’entre eux l'emmènent avec eux à la campagne. Cette campagne est à Sospel, et le soir il en revient avec une cagette remplie de figues. La cagette est posée sur une table autour de laquelle nous nous tenons debout, devant la fenêtre ouverte, et ma mère et moi mangeons les figues tandis qu’il nous raconte quelle route de montagne ils ont dû parcourir pour arriver là-bas. Les virages en épingles à cheveux, les ravins dans lesquels ils ont failli verser, le vertige. Il se moque de lui-même, des frayeurs qu’il a eues, qu’il n’aura pas cachées, qu’il aura même exagérées pour amuser ses camarades. Et ma mère et moi rions avec lui, en continuant d'ouvrir les figues et d'y plonger les dents, heureux et fiers que nous sommes de sa vaillance.

Il nous a fait une place ici, sans l'aide de personne d'autre que ma mère, et sans jamais se plaindre. Nous communiquant au contraire, jour après jour, son courage et sa joie. Ce fut un temps. Ensuite, il y en eut d’autres.

lundi 29 juillet 2024

Les sports et la culture

Je prenais le café il y a peu sur la place Garibaldi avec Laure Quignard et Patrick Allemand quand, au détour de la conversation, Patrick nous a dit que, selon lui, les animateurs de clubs sportifs étaient aujourd'hui les vrais hussards de la République. J’ai applaudi à cette idée, et elle m’est revenue à l’esprit, l’autre soir, en regardant à la télé la cérémonie d’ouverture des JO.

Je me suis dit que nous étions en train d’assister à un évènement historique d’une portée considérable, qui consistait dans la rencontre nuptiale et jubilatoire des sports et de la culture.


Je ne suis pas assez bon connaisseur de l’histoire des sports pour juger s’il s’agissait là d’une première. Si je me trompe, on me corrigera. Mais c’est ainsi que j’ai vécu ce moment.

Nos responsables politiques échouent, depuis des décennies, à réformer l'école. À lui donner plus de tranchant. À alléger le poids que la bureaucratie académique fait peser sur elle. À la faire davantage aimer des professeurs, aussi bien que des élèves et de leurs parents. On s’épuise à vouloir donner le bac à tout le monde, au point qu’il ne signifie plus rien. On renonce à faire aimer la langue et les mathématiques, et pendant ce temps, en marge de l'école, nos jeunes se réjouissent de pratiquer des sports toujours plus exigeants, dans l’exercice desquels ils apprennent tout à la fois à respecter des règles et à se dépasser, en même temps que les mêmes (ou d’autres) se livrent à des expériences artistiques toujours plus audacieuses et toujours plus échevelées. Et tout cela dans une dimension collective qui fait, de chaque réalisation, de chaque entraînement, de chaque répétition, de chaque performance, l’occasion d'une fête.

Il me paraît évident que la société française repose aujourd'hui sur trois piliers, qui sont 1) celui des institutions démocratiques, 2) celui de l’économie, et 3) celui des sports et de la culture conjugués.

Je veux croire que cette conjugaison des sports et de la culture sera de plus en plus étroite dans les années à venir. L’admission de la breakdance au rang des disciplines olympiques en est le signe. Et le vieil instituteur que je suis s’en réjouit au plus haut point. Quel bonheur! Quel bon augure pour l’avenir!


vendredi 19 juillet 2024

Where Is My Love

“J’aurais dû être avec les autres quand la police a envahi le squat de la rue Pierre Pietri, mais Arthur m’avait envoyé dans un appartement de la cité Aristote, à Bon Voyage. Vous connaissez?
— Oui, bien sûr. Que faisais-tu là-bas?
— J'étais chargé de peindre les murs. Depuis le début, j'étais chargé de petits travaux de peinture. Cela se passait dans des appartements qu'ils squattaient pour y accueillir des migrants, sans doute aussi des personnes qui étaient recherchées par la police mais que je n’ai jamais vues. Je prenais tout mon temps. Il me fallait un mois pour faire le travail qu’un autre aurait réalisé en trois jours. En plus, je pouvais rester des semaines sans rien faire parce que j’étais malade. Ils ne m’en faisaient pas le reproche. Ils me soignaient. Et d’habitude, le soir, quelqu’un venait me chercher en voiture pour me ramener au squat de la rue Pierre Pietri où je partageais le repas et où je dormais avec eux. Mais ce soir-là, ils m’avaient oublié. Cela arrivait quelquefois, et j’ai dormi dans le même appartement où je travaillais sans me poser trop de questions. Ce n’est que le lendemain matin, quand je suis allé boire un café au PMU du coin… Il était question de l’attentat. Sur l'écran de télévision où on suivait, l’après-midi, les arrivées des courses de chevaux, on voyait des photos de l'attentat, des vidéos d’interviews de la victime et d’autres personnes qui lui rendaient hommage, et on disait que les complices étaient activement recherchés. Alors, il n'était pas question d'eux… Mais tout de suite j’ai eu peur. J’ai essayé d’appeler Arthur, mais son téléphone ne répondait pas. Alors, j’ai eu encore plus peur, et je suis retourné à l’appartement où j’avais mon chantier
— Et ensuite, quelqu’un est venu te dire que tu pouvais trouver refuge en Algérie?
— Oui, quelqu’un de là-bas. Trois jours étaient passés. On avait annoncé l’arrestation des autres membres du groupe, et ma photo avait été publiée en première page de Nice-Matin
— Ils t’ont proposé de l’argent pour payer le voyage?
— Oui, mais j’ai refusé. Je ne connaissais pas ces gens. Je ne sais pas pourquoi mais je me suis imaginé que ce pouvait être un piège. Et puis, j’ai pensé à Abel. Je me suis souvenu qu’il avait repris le bail d’un hôtel situé à Caucade, près de l’aéroport. Alors, j’ai traversé la ville en craignant de me faire arrêter.” 


L’hôtel Marilyn fait partie des villas d’allures modestes, à la façade blanche, précédées d’un jardin, qui s’alignent dans l’avenue du Docteur Émile Roux, tout à l’ouest de Nice. On se demande à quels touristes timides il peut bien convenir. Il semble mieux fait pour accueillir les amants de passage, mais aussi des couples de retraités qui y prennent pension parce qu’ils s’y sentent comme chez eux, avec le soleil en plus et des roses sous leurs fenêtres.

Abel m’avait demandé d’arriver un peu tard, quand il aurait fini de servir ses clients et que ceux-ci auraient regagné leurs chambres. Et d’abord, nous avons dîné tous les trois, et j’ai été surpris que le menu fût le même que celui que j’avais partagé un jour, sur le port, avec les patrons de La Barque rouge et leur chanteuse. Des tranches de foie persillé, cuites à la poêle, accompagnées de tagliatelles.

Nous avons bu du vin. Abel a fait la conversation. Il a parlé du bruit que les avions faisaient dans le ciel. Certains clients s’en plaignaient mais ceux qui restaient plus longtemps en prenaient l’habitude. Surtout les plus vieux. Ils disaient qu’il était rassurant de savoir ainsi que le monde continuait de fonctionner. Que c’était comme le bruit des sirènes des voitures de police et celui des ambulances qu’ils entendaient la nuit. Eux ne servaient plus à grand chose, disaient-ils, mais qu’au moins les avions continuent d’atterrir en douceur, et que les ambulances continuent de transporter les malades, et que les pompiers courent éteindre les incendies avant que les habitants des immeubles ne sautent par les fenêtres! Que demander de plus au monde et à la vie? La France était tout de même un beau pays! Et pendant tout ce bref repas, Arsène n’a pas dit un seul mot. Il a bu plus que nous. Mais ensuite, Abel a allumé une cigarette, il s’est levé pour débarrasser la table et, comme j’ai voulu l’aider, il m’a répondu que non, qu’il fallait maintenant que j’emmène Arsène faire une promenade au grand air. “Il n’attend que cela, m’a-t-il dit. Il t’attendait depuis trois jours. Prenez votre temps. Je crois qu’il a beaucoup de choses à te raconter.” Et c’était la première fois, depuis que nous nous connaissons, qu’Abel me tutoyait.

Et alors, ça n’a pas fait un pli. À peine nous étions-nous éloignés que, sans préambule, Arsène a commencé à me raconter tout ce que j’ignorais encore.

Il m’a expliqué comment le groupe commandé par Arthur avait pris soin de lui. Comment il avait pu survivre en marge de ce groupe sans se sentir complètement perdu. Sans se noyer. Il a dit: “Ils parlaient devant moi, c’est vrai, mais ils savaient que je ne les écoutais pas, que j’avais l’esprit ailleurs. C'était surtout le soir, quand nous allions manger notre couscous au restaurant de chez Kader, où nous étions les seuls clients, derrière le rideau de fer à demi baissé, et où il y avait toujours de la musique. Ensuite, nous rentrions en marchant lentement dans la rue déserte. Je marchais derrière eux. C’était le moment où Arthur prenait Maria Luisa par le cou. Il tenait une cigarette dans l’autre main, et il continuait de parler. Maria Luisa était plus grande que lui. Ils étaient rigolos. Arthur parlait pour les autres en même temps que pour elle. Il faisait son métier de chef. De nuit comme de jour, il ne cessait pas d’expliquer, de raconter. Mais à présent, c'étaient plutôt des anecdotes concernant des aventures qui s'étaient déroulées ailleurs, dans d’autres villes. Souvent en Italie. Et c'était le moment où les autres riaient avec lui. Leurs voix résonnaient dans la rue déserte, sur la façade grise de l’église Saint Étienne. Parfois c'était Frida, parfois c’étaient les deux qu’il prenait par le cou, et elles se trouvaient ainsi emportées avec lui comme s’ils avaient volé, pas très loin du sol, plutôt comme s’ils avaient glissé sur des tapis volants ou sur des courants d’air.

Puis, il m’a parlé de ses habitudes de peintre, des visites que Maria Luisa venait lui faire, à l’heure du déjeuner, dans les appartements où il s’employait tant bien que mal à repeindre les murs. Où elle lui disait les doutes, les espoirs, les tourments que lui inspirait son amour pour Arthur. Où elle lui parlait de l’Irlande où elle aurait voulu aller vivre avec lui. Et comment ils finissaient par s’endormir en écoutant la pluie qui tombait dans la cour, derrière les fenêtres ouvertes.

Enfin, après longtemps, il m’a parlé d’Elvire. Il m’a raconté cette soirée étrange où ils avaient pique-niqué sur la plage, avec leurs amis, avant de remonter à pied, seuls tous les deux, dans l’obscurité, jusqu’à se retrouver à la terrasse d’un glacier qui formait un îlot de lumière. J’avais compris la chaleur étouffante qui collait les vêtements sur la peau, et la présence soudain de cet homme en chemise blanche qui semblait trop bien connaître Elvire, sans s'étonner d’ailleurs qu’elle fût avec Arsène. Mais ils étaient si jeunes, et c’est seulement alors que j’ai pu lui demander si, depuis cette lointaine époque, il l'avait revue. Et il m’a répondu que oui, oui, bien sûr, un certain nombre de fois, quand il était imprimeur, depuis qu’il était revenu de Paris.
“Oui, oui, a-t-il redit encore. Mais combien de fois, je ne saurais le dire. Elle m’appelait à mon bureau et elle me disait: ‘Ce soir, demain, s’il te plaît, tu m'emmènes promener dans ta belle voiture? Tu veux bien?’ J’avais alors de belles voitures. Et nous allions nous promener ainsi sur les routes des collines. Des nuits entières à errer, à parler, à nous arrêter n’importe où dans les vignes de Bellet, à couvrir les vitres avec la buée de nos souffles. Puis, nous sortions pour faire quelques pas dans les chemins creux. Parfois il faisait froid et nous tremblions de tous nos membres en nous tenant la main. De là-haut, vous savez, on voyait les pistes de l’aéroport mieux qu’on ne les voit d’ici. Et puis nous repartions sans savoir où aller, juste pour errer jusqu'au petit matin.
— Et tu dis que c'était elle parfois qui t’appelait?
— Non, c'était elle toujours. Quant à moi, je n’osais pas le faire. Je n’avais aucune place dans sa vie. Je ne voulais pas déranger sa vie. Elle avait des enfants, un vrai métier. Et moi, qui étais-je pour la solliciter, pour la distraire, qu’avais-je à lui offrir, même si je ne pensais qu’à elle? Elle était la personne la plus merveilleuse du monde et, malgré mes belles voitures, je n'étais qu’un voyou.
— Tu n’étais qu’un voyou, Arsène, mais elle t’a aimé!
— Ne dis pas cela, professeur! Peut-être que je mens. Peut-être que j’exagère. Tu sais comme j’ai bu! Je ne sais pas combien il y a eu de fois pendant toutes ces années. Peut-être dix, peut-être cinq, peut-être deux seulement.
— Peu importe combien de fois, Arsène. L’important, c’est qu’elle t’a appelé.
— Tu es gentil, professeur. Tu lui diras que nous avons parlé d’elle et que je l’ai aimée.”
Et c’était la première fois qu’à son tour, il me tutoyait.


Le lendemain, à l’aéroport, il a été arrêté. Il a été mis en prison et quatre mois plus tard, il a été libéré pour raison de santé. Nous nous sommes vus une fois dans un café. Il est venu chez moi, un soir, et nous avons dîné en écoutant de la musique. Il ne pouvait plus boire, il ne pouvait plus fumer, il fermait les yeux pour écouter la musique. Je lui ai fait écouter Where Is My Love de Cat Power. Il est mort bientôt après.

Au crématorium de l’hôpital Pasteur, nous étions quatre: Elvire, Maria Luisa, Abel et moi. J’avais apporté quelques photos de Contes, Elvire en avait apporté d’autres. Nous les avons alignées sur un banc.
“Vous pourriez en faire un petit livre”, a dit Maria Luisa.
“Il faudrait y ajouter un texte”, a dit Abel.
J’aurais aimé y ajouter leurs voix.


mardi 16 juillet 2024

Le fugitif

Un soir, le téléphone a sonné. C'était Abel. J'étais resté sans nouvelles de lui depuis la faillite de l’imprimerie, mais j’ai reconnu sa voix. “Allo, monsieur Morel, c’est Abel. Vous vous souvenez de moi?” Aussitôt j’ai deviné la raison de son appel. Après un si long silence, il ne pouvait pas avoir d'autre motif. Ma voix tremblait mais je voulais penser que je me trompais peut-être. J’ai parlé comme celui qui ne veut pas savoir. J’ai dit: “Oui, bien sûr, Abel. Que devenez-vous depuis si longtemps?”

Il devait être onze heures du soir. Je regardais un film. Abel avait trouvé mon numéro dans l’annuaire. Il n’a pas fait mine de répondre à ma question. Il a dit: “Je vous appelle parce qu’Arsène est chez moi, à l'hôtel.
— À l'hôtel?
— Oui, je suis propriétaire d’un petit hôtel, à Caucade, et Arsène est venu se réfugier chez moi. C’était il y a trois jours. Il est recherché par la police. Mais vous devez le savoir. Vous avez lu les journaux?”

Si je le savais! Julius Orbach avait fait une conférence à Nice, au Centre Culturel Méditerranéen. Il était connu comme l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Walter Benjamin, mais en cette occasion il avait parlé des Récits hassidiques de Martin Buber sur lesquels il avait publié un important ouvrage déjà traduit en plusieurs langues, et la même conférence avait déjà été donnée dans plusieurs autres villes. Et partout où il était passé, le public avait été nombreux et enthousiaste. Mais déjà à Londres et à Bruxelles, de petits groupes de protestataires avaient levé des pancartes dénonçant, en la personne du philosophe, un agent du Mossad. Julius Orbach, professeur émérite de l’université de Tel Aviv, était-il aussi un agent du Mossad? Un journaliste de France-Culture s'était permis de lui poser la question. Julius Orbach avait éclaté de rire et déclaré en français (une langue qu’il parlait avec un fort accent mais à la perfection) que si on attendait de lui une réponse, il était préférable de venir le chercher sur le sujet de ses livres. Et le journaliste en question se l'était tenu pour dit. Mais hélas, après la conférence, le taxi qui le ramenait à son hôtel avait été assailli par des motards. La première salve de kalachnikov avait fait éclater les vitres et criblé le philosophe qui se trouvait à l'arrière. Son secrétaire, qui était aussi son garde du corps, avait réussi à se dégager. Il avait roulé sur le sol, pistolet au poing, et il avait abattu les deux motards. Mais lui-même avait été touché, et il devait mourir, la nuit suivante, sur la table d'opération.

En l’espace d’une heure, Nice était devenue le centre de l’attention et de l'émoi de la presse du monde entier. L’assassinat de Julius Orbach faisait les gros titres. Il soulevait l’indignation. On avait retracé les grandes étapes de sa carrière. Des chefs d'état, des artistes, des intellectuels avaient voulu lui rendre hommage. On avait exhumé l’enregistrement d’un entretien avec Philip Roth où il disait (en anglais) tout ce qu’il devait à l’enseignement d’Emmanuel Levinas. Surtout on avait rappelé la liste interminable des assassinats terroristes commis, au fil des décennies, au nom de la cause palestinienne. Car on ne doutait pas que l’assassinat d’Orbach s’inscrivait dans la même série. Et dès l’aube du lendemain, un vaste coup de filet avait été effectué dans les milieux radicaux de Nice et de ses environs. Et c’est ainsi que, pour la première fois, j’ai entendu parler du squat de la rue Pierre Pietri et du groupe auquel appartenait sans l’ombre d’un doute les deux assaillants. Et comme la rue Pierre Pietri est adjacente de l'église Saint Etienne où j’avais mes habitudes lorsque j'étais enfant, je me suis souvenu du bar du KWa, situé tout près de là, à l’angle de la rue Vernier et de la rue Dabray. Je me suis souvenu de ce jour d'hiver où j’avais aperçu Arsène derrière la vitre, qui se tenait debout au comptoir, devant un verre de rhum, et où j'étais entré pour vérifier que je ne me trompais pas, que c’était bien lui, et pour tenter vainement de renouer le contact. Et le groupe d’étudiants qui étaient alors assis à une table voisine, et qui m’avaient impressionné par leur beauté et par leur gravité, par leurs yeux cernés dans des visages trop pâles, et par les quelques mots que j’ai pu entendre, sortant de la bouche de celui qui paraissait leur chef, où il était question de colonialisme, de la Nakba, de l’occupation de la Cisjordanie, de résistance, de résistance encore, j’ai cru les revoir aussi, et en un instant j’ai eu l’intuition que les deux assaillants figuraient sur l’image.

Je n’en ai rien dit à personne, et d'abord, dans la presse, il ne fut pas question de lui, de mon ancien élève, mais deux jours plus tard son portrait figurait en première page des journaux avec son nom écrit en toutes lettres. Il était recherché. Il avait trempé dans cette affaire. Et maintenant il était traqué comme un animal. 


J’ai dit: “Il est chez vous? Je ne vois pas bien ce qu’il espère. Il doit se rendre à la police. Il faut lui dire cela, qu’il doit se rendre à la police. Et au plus vite.
— C’est bien ce que j’essaie de lui faire entendre, mais il parle de prendre un avion.
— Pour aller où?
— Il dit que des gens qui se trouvent en Algérie ont pris contact avec lui, par un intermédiaire, et qu’ils l’attendent.
— Cela n’a pas de sens. L’aéroport est surveillé. Il sera arrêté.
— Il le sait, mais il veut tenter sa chance. Il dit qu'il est malade, qu’il ne lui reste pas longtemps à vivre et qu’il ne veut pas finir en prison.
— Mais il ira en prison, et vous aussi, vous aurez à vous expliquer avec la police. Enfin, Abel, il est bien temps qu’il se souvienne de vous. Vous ne lui devez rien. Il vous a causé déjà assez d’ennuis. Ou est-ce que je me trompe?
— Je ne peux pas le chasser, je ne peux pas le dénoncer, monsieur Morel. Et il me parle de vous.”
J’ai fait mine de ne pas entendre. J’ai dit: “Tel que je vous connais, j’imagine que vous lui avez donné de l’argent pour acheter son billet d’avion?
— Exact. Je lui ai même donné des vêtements propres et des médicaments. Il tousse, il est maigre, on croirait qu’il dort sous les ponts depuis des mois. Il dit qu’il n’est pour rien dans cet assassinat. Qu’il ignorait tout de ce projet. Qu’il a été accueilli par ces jeunes gens quand il était au plus mal, mais qu’ils ne l’ont jamais mêlé aux affaires de leur groupe.
— On veut bien le croire! Comment auraient-ils pu lui faire confiance? Là n’est pas la question. Et que veut-il de moi?
— Il me parle de vous, de ses années au lycée de Contes, et d’une jeune fille qu’il a connue là-bas. Il dort dans la journée, et la nuit, quand les autres clients sont montés se coucher, il n’en finit pas de me parler de cette personne à laquelle je comprends qu’il n’ose pas s’adresser, et à laquelle peut-être il voudrait faire passer un message. Et il me dit que vous restez le seul à les avoir connus quand ils étaient ensemble.”  


On raconte qu’une boutade courait dans les studios hollywoodiens de l’époque héroïque, selon laquelle, quand une histoire finit bien, c’est qu’elle n’est pas finie. J’avais pu croire que l’histoire d’amour entre Arsène et Elvire était finie depuis longtemps. Qu’elle n’avait été qu’une chimère d’adolescents, qu’elle s’était dissoute dans l’air comme les rêves s’effacent au réveil. Qu’eux-mêmes l’avaient oubliée, qu’il ne restait que moi pour en garder le souvenir et pour confondre notre faubourg ouvrier de la vallée du Paillon avec la Vérone du conte de Shakespeare. Et voilà qu’Abel m’annonçait qu’au moins dans le cœur du garçon, ce vieil amour parlait encore. Mourir, dormir, rêver peut-être… Selon toute apparence, Arsène était arrivé au bout de son chemin. Mais avant que la police ne l’arrête et qu’il ne meure, il suffirait que je me rapproche de lui, que je l’interroge, que je l’écoute, pour que leur belle histoire finisse comme un roman.

lundi 15 juillet 2024

Génèse


Mes histoires reposent sur la distinction entre impressions de lieux et intrigue.

Au départ, il y a des impressions rencontrées dans des lieux. Il s’agit de lieux épars, séparés, qui me sont familiers ou qui ne le sont pas, et qui ne communiquent pas, comme s’ils étaient incompatibles. Et ces impressions peuvent me venir de l’enfance, être restées en réserve dans ma mémoire depuis de nombreuses années, ou avoir surgi tardivement, un beau jour.

Elles se composent toujours de plusieurs éléments, mais elles appartiennent toujours à l’ordre de l’imaginaire, ce qui veut dire qu’elles n’ont pas de sens, qu’elles ne me disent rien, que je peux à la rigueur essayer de les décrire, de les évoquer (de les montrer), ce qui est très difficile dans la mesure où le “film de la parole” ne permet pas de faire des plans fixes, de s’attarder sur rien, à la différence du “film des images” (M. Duras, à propos d'India song, 1975, voir aussi la place donnée au temps et aux plans fixes dans le cinéma de Chantal Akerman), mais surtout il se trouve que je ne peux pas dire ce qu’elles me disent, pas même les nommer, les répertorier autrement que par le nom du lieu où elles ont été éprouvées, ce qui est très insuffisant.

D’abord, elles ne sont pas symbolisables. D’où le risque pour elles (et pour moi) qu’elles se perdent, qu’elles n'accèdent jamais au rang de ce que Gilles Deleuze appelait les percepts, par quoi il désignait les ensembles de perceptions ou de sensations qui survivent à celui qui les éprouvent, et qui sont en cela l’apanage des artistes.

Puis, avec le temps, il arrive que ces impressions se peuplent de personnages que je finis par nommer. Une intrigue se dessine à l’intérieur de laquelle les impressions de lieux s’organisent en nombre et en série, mais aussi se creusent et se précisent.

Je veux dire par là que les impressions de lieux génèrent des intrigues. Mais aussi qu’en retour, les intrigues sélectionnent parmi les impressions disponibles dans ma mémoire, dans mon stock personnel, qu’elles les rangent en séries, et qu’ainsi elles les conservent en même temps qu’elles les précisent, les creusent, les enrichissent, leur donnent de l’épaisseur, un contour plus net, au prix de quoi il devient possible de les partager avec d’autres.

“Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir / Du passé lumineux recueille tout vestige” (Ch. Baudelaire)

Au prix de quoi peut-être elles me survivront.

jeudi 11 juillet 2024

Transition

Je suis tenté d’ajouter beaucoup de choses à ce récit. De parler un peu de moi. De l'été étouffant où nous sommes, du bleu du ciel vers le soir, mais aussi de la fraîcheur que je garde dans le studio que j’habite, avec le store que je déroule sur mon balcon, et les tourterelles dans les feuilles des arbres qui bruissent devant, dont je ne sais pas les noms, maintenant que j’habite dans les quartiers nord de Nice et non plus à Contes où j'étais professeur. 


Là-bas aussi, à la même saison, je passais de longues soirées sur mon balcon, à observer les tours grises de la cimenterie et les terrains de sport où se retrouvaient les jeunes, Arsène et Elvire parmi les autres, à la tombée de la nuit et encore quand la nuit était venue. Je les voyais alors éclairés par de hauts lampadaires dont la clarté jaune leur faisait des visages étranges, mais de si loin pouvais-je les voir, ou fallait-il que je m’approche, suivant la route toute droite, bordée de platanes? C’était à l’heure où, dans la ville basse, leurs parents étaient assis devant leurs postes de télévision. Ils avaient laissé les fenêtres ouvertes à cause de la chaleur, ce qui faisait résonner dans les rues désertes les musiques des films, les voix des acteurs, les coups de révolver, les claquements de fouet sur le dos des chevaux tirant les diligences, qui fuyaient la horde des indiens à travers la prairie, et leurs flèches qui dessinaient des courbes dans le ciel.


Je suis maintenant assis à l’ombre, dans un fauteuil de toile, en deçà de la baie vitrée laissée ouverte sur mon balcon, avec le store déroulé qui me protège de la lumière tombée du ciel, mais de celle aussi qui se réfléchit sur la façade blanche de l’immeuble d’en face. Dans le livre que je relis (Molloy, 1951), il est dit que “Ce dont j’ai besoin c’est des histoires, j’ai mis longtemps à le savoir”. Il est question des autres dont on a parfois beaucoup de mal à se distinguer soi-même dans le souvenir. Qui étais-je alors? Lequel d’entre eux que je reconnais à peine, que je ne suis plus aujourd'hui?


En racontant l’histoire d’Arsène et Elvire, j’avais dans l’idée qu’elle me donnerait l’occasion de parler un peu de moi, il en était temps, me semblait-il, je l’ai si peu fait. Mais voilà qu’elle file et se termine sans me laisser beaucoup de place. En me laissant sur le côté. Sur le bord de la route où je marche vers eux. Mais il se peut aussi que je me trompe. Peut-être ne parle-t-elle en réalité que de moi. Comment savoir? Et s’adressant à qui? Et pour dire quoi?

Un soir, le téléphone a sonné. C’était Abel…

mardi 9 juillet 2024

Le glacier

Cette nuit-là, Arsène devait raconter aussi: “Il y a des images d’elle que je garde. Il y une image d’elle que je garde je ne sais pas pourquoi. C’était l’été où nous avions passé le bac. Il était convenu avec mes parents qu’à la rentrée j’irais à Paris, et à ce moment de l’été, je revenais d’un séjour que je faisais tous les ans en Suède, dans la famille de ma mère, et il n’était pas prévu que je reste longtemps, mais quand je suis arrivé j’ai retrouvé Elvire. Nous n’étions pas ensemble. Déjà quand nous étions très jeunes, nous n’étions pas ensemble. Nous nous retrouvions à l’improviste puis nous nous séparions le lendemain ou quelques jours plus tard. Elvire ne voulait pas qu’on dise qu’elle était ma petite amie, ni celle de personne, mais surtout pas de moi. Elle ne voulait faire aucun projet avec moi. Ce que nous faisions ensemble, quand nous étions ensemble, c’était toujours à l’improviste, et le lendemain il fallait que j’oublie. C’était comme si chaque fois c'était une erreur, un moment d’égarement qui resterait sans conséquence, qui ne se reproduirait pas, qu’il fallait oublier. Elle voulait savoir avec quelles autres filles j’étais sorti dans l’intervalle, je le lui disais, elle ne m’en faisait pas le reproche, mais d’elle je ne savais rien. Et cet été-là, je suis revenu de Suède pour quelques jours, et aussitôt nous avons recommencé avec le même emballement, la même force, comme si nous venions de nous rencontrer, comme si c’était la première fois. Et un soir, nos amis avaient décidé de faire un pique-nique à Nice, tous ensemble, sur la plage. Il faisait si chaud que, dans la journée, il était presque impossible de rester sur la plage, mais le soir c’était agréable, et Elvire a voulu que nous nous joignions à eux, et avant de partir de Contes, ce soir-là, comme elle grimpait sur ma moto, elle m’a dit qu’elle avait dans son sac la clé d’un studio qui était celui d’une amie partie en vacances, et qu’après le pique-nique, nous pourrions aller y dormir, au lieu de revenir à Contes, et j’en ai été surpris. Combien de fois auparavant était-il arrivé que nous passions toute une nuit ensemble? Deux fois, trois fois peut-être, à la villa, quand mes parents étaient absents. Et je n’ai pas cherché à en savoir davantage. Qui était cette amie?”

Il s’est arrêté, puis il a dit: “On ne sait pas le nombre de fois. Il aurait fallu écrire chacune de ces fois sur un carnet, bien sûr on ne l’a pas fait et dans la mémoire les choses se confondent. J’ai gardé le souvenir de cette nuit, de la plage, du glacier, elle vaut pour les autres.”

J’avais peur qu’il s’égare. J’ai dit: “Et donc, cette nuit-là?” Alors, il a repris. Il a dit: “Je me souviens du pique-nique. Nous étions assis sur les galets avec les autres, il y avait des pizzas dans leurs boîtes en carton et il y avait des bouteilles de bière. Deux ou trois d’entre nous se levaient tout à coup pour aller se jeter à l’eau, ils s’aidaient à se lever des galets en se donnant la main, ils basculaient dans le noir, on ne les voyait plus, puis au bout d’un moment ils revenaient s’asseoir, tout trempés, le corps gluant de sel. Ils demandaient une nouvelle part de pizza, une autre bouteille de bière, une autre musique. Parfois ils s’embrassaient. La nuit était épaisse comme de la poix. On ne voyait pas les vagues devant nous. Il n’y avait pas de lune ni d’étoiles au-dessus de la mer pour iriser les vagues, encore moins de feu d’artifice comme cela arrive souvent, les soirs d’été, sur la Promenade des Anglais. Il y avait de la musique, celle encore d’un poste à transistor posé sur les serviettes mouillées, avec les boîtes de pizzas et les bouteilles de bière. Je me souviens d’une chanson de Bob Dylan, très belle et douloureuse, c’était la Ballad Of The Thin Man. Je l’ai réentendue il n’y a pas très longtemps chantée par une femme. Le poste à transistor était insuffisant bien sûr à rendre cette musique, le son était affreux, mais certaines paroles entendues cette nuit-là, sur la plage, sont restées gravées dans ma tête. Because something is happening here but you don't know what it is / Do you, Mr. Jones? Puis à un moment, Elvire s’est approchée de moi et elle m’a dit “On y va?” et nous les avons quittés. Et c’est alors que les choses, en effet, prennent un tour étrange.”

Je l’ai laissé se taire, fouiller dans sa mémoire, puis il a dit: “Le studio était très loin, tout à fait dans le quartier nord de Nice, dans la rue Parmentier, et au lieu de prendre l’autobus, nous montons à pied. Des kilomètres à parcourir. Dans mon souvenir, je ne sais pas pourquoi, il n’y a pas d’autobus et l’avenue Jean Médecin est très mal éclairée. Déserte et très mal éclairée. Et je ne sais pas non plus pourquoi nous ne sommes pas à moto. Et plus nous montons, plus la nuit est épaisse. Nous sommes épuisés par la journée de chaleur, par la baignade et maintenant par la marche. Elvire porte une tunique de coton aux fines rayures, bleu ciel et blanc, délavée, et des sandales, et elle me tend la main pour que je la tire. Elle rit, elle semble heureuse, alors que je reste muet, incapable de prononcer une parole dans quelque langue que ce soit, de croire tout à fait ce que je vois. M’entraîne-elle dans le royaume des morts? Je l’y suivrais bien volontiers, je n’ai pas peur, j’hésite seulement à croire ce que je vois. Dans l’épaisseur de cette nuit, un lion, un griffon, un Sphinx pourrait soudain apparaître devant nous, nous barrer le chemin, exiger que nous répondions à une énigme pour nous laisser le passage, ou au contraire ce serait Virgile dans sa longue toge blanche pour nous servir de guide, et cela jusqu’à ce qu’enfin nous parvenions sur l’avenue Malaussena et que là, soudain, dans un îlot de lumière, apparaisse un glacier.”

Nouvelle interruption, plus longue cette fois. Quelle heure pouvait-il être? Des jogger venaient vers nous ou nous doublaient parfois, vêtus d’étoffes phosphorescentes, des écouteurs aux oreilles. Et comme Arsène semblait perdu dans ses pensées, ou comme peut-être il hésitait à me livrer un secret, j’ai dit: “Allons, au point où tu en es… Raconte-moi la suite!” À quoi il m’a répondu: “Je garde des images très précises. Il y avait cinq ou six tables sur le trottoir, l’intérieur était vivement éclairé, c’était comme une grotte, comme une crèche, et cette lumière s’étendait sur les tables disposées sur le trottoir. Depuis notre départ de la plage, nous n’avions pas rencontré dix passants et là soudain c’était un petit groupe de gens du quartier. Des personnes que la chaleur empêchait de dormir et qui resteraient sur ce bout de trottoir, à manger des glaces de différentes couleurs, et à boire des laits frappés de différentes couleurs, jusqu’à ce qu’on rentre les tables, qu’on éteigne les lumières, et que, dans la nuit épaisse comme de la réglisse, elles soient obligés de retourner chez elles. Parmi elles, des vieillards, un garçon de notre âge qui lisait sans lever la tête, avec un fin sourire, dans un livre de Philip K. Dick, une famille d’asiatiques, ainsi qu’un couple de jeunes parents avec un bébé. Et tandis que j’allais au comptoir commander les glaces, Elvire s’est assise à une table et aussitôt elle est entrée en conversation avec le jeune couple dont elle admirait le bébé. Et je l’observais. Elle semblait tellement heureuse. Elle n’avait aucun mal, quant à elle, à trouver les mots alors que, dans ma bouche, ma langue s’était changée en pierre. Et derrière ce comptoir, il y avait deux jeunes filles en uniforme qui servaient les glaces, vêtues comme des poupées, et il y avait un homme d’une quarantaine d’années, mince et musclé, en chemise blanche, qui semblait le patron. Et comme, bien plus tard, Elvire ne se montrait pas décidée à partir, et comme en fin de compte les jeunes filles derrière le comptoir fermaient les bacs de glace, ôtaient leurs uniformes, éteignaient les lumières, le patron est venu s’asseoir avec nous. Il a allumé une cigarette. Et alors j’ai compris qu’Elvire et lui se connaissaient très bien.” 


samedi 6 juillet 2024

Arsène raconte

“Mais non, ce n'étaient pas des étudiants”, devait me déclarer Arsène la dernière fois que je l’ai vu, ce jour où pour la première fois il m’a parlé comme sans doute il n’avait jamais parlé à personne auparavant, jamais du moins aussi longtemps, tandis que nous marchions au bord de la mer en direction de l’aéroport, que nous regardions les avions atterrir et s’envoler dans la nuit, et que moi-même je l'écoutais comme sans doute je n’avais jamais écouté personne, et sans doute savions-nous alors sans nous le dire qu’il n’embarquerait pas le lendemain à l’aéroport ainsi qu’il avait prévu de le faire en destination de je ne sais plus quel pays, comme il avait beaucoup compté de pouvoir le faire depuis que l’attentat avait été commis, c'était sa dernière chance, en sachant tous les deux qu’il serait arrêté avant, au tout dernier moment, comme cela se termine dans les vieux films d’aventures policières, et peut-être abattu s’il tentait d’échapper à cette arrestation.

“Oui, enfin, je veux dire qu’ils n’étaient plus étudiants déjà au moment où je les ai rencontrés”, devait-il ajouter tandis que j’avais le nez levé vers les ombres blanches des avions planant dans le ciel noir, comme des fantômes, des âmes errantes.

“Ils s'étaient connus, dit-il encore, à la faculté des Lettres, en section de philosophie où ils avaient été élèves du même professeur. C’était alors qu’ils s'étaient constitués en cellule d'action autonome dissidente des autres groupes gauchistes, mais ensuite, au bout de la première ou de la deuxième année, ils avaient décidé de passer à l’action clandestine, et c'était alors qu’ils avaient arrêté leurs études, qu’ils avaient rompu avec l’université, qu’ils avaient rompu tout lien avec leurs familles, avec leurs anciens camarades, seul le professeur Célestin Vuibert savait où les trouver dans ce quartier Vernier où désormais ils habitaient ensemble, où je devais habiter avec eux, où d’une certaine façon ils m’avaient recueilli alors que je n’étais qu’un clochard, et je me souviens de certains soirs où le professeur a dîné avec nous, d’un couscous et de thé à la menthe, derrière le rideau de fer à demi baissé du restaurant de chez Kader.
— Combien étaient-ils?
— Ils me disaient qu’ils étaient neuf, mais il y en a deux que je n’ai jamais vus, qui n’étaient pas avec nous, peut-être pas à Nice, peut-être pas en France, et dont les noms n’ont jamais été prononcés devant moi.
— Ils étaient donc sept. Cinq garçons et deux filles, d’après ce que disent les journaux. Et avec toi, ça faisait huit.
— Oui, mais moi je ne comptais pas. Ils m’avaient recueilli. Je crois qu’ils me faisaient confiance, ils parlaient librement devant moi, mais ils ne m’expliquaient rien. Ils citaient des noms, des lieux, des dates, mais ils savaient que je ne les raccordais pas, que je ne m’en souvenais pas, que j’étais trop vieux, trop malade, et que le plus souvent j’étais ivre.
— Celui que les journaux appellent Arthur était leur chef?
— Oui, ce n’est pas son vrai nom mais c’était bien lui qui commandait. Il avait un lieutenant qui lui servait aussi de garde du corps, celui que les journaux appellent Matteo et qui est mort avec lui.
— Et comment étais-tu entré en contact avec eux?
— Un jour, par hasard, je suis entré au KWa où tu m’as vu. C’était au début d’un après-midi d’hiver, il faisait froid, avant il avait plu, maintenant le soleil était revenu mais j’étais trempé, et j’ai commandé un rhum et d’abord Selim n’a pas voulu me servir, il m’a dit qu’ici on ne servait pas d’alcool, mais Arthur s’est levé et il a demandé à Selim de me servir de la bouteille cachée sur une étagère, qui était pour eux, puis il m’a fait asseoir à leur table. Je grelottais. J’essayais de les écouter, de garder les yeux ouverts mais je m’endormais sur ma chaise. Nous sommes restés jusqu’au soir, puis ils m’ont emmené pour dîner pas loin de là, au restaurant de chez Kader, où il n’y avait pas d'autres clients, où ils étaient attendus, puis ils m’ont emmené pour dormir dans la soupente qu’ils habitaient ensemble, au-dessus des hangars désaffectés, dans la rue Pierre Pietri.
— Et en vivant avec eux, tu as compris en quoi consistait leur action clandestine?
— Ils disaient qu’ils s’appropriaient des logements inoccupés pour y accueillir des migrants. Cela, c’était facile à comprendre, ils ne s’en cachaient pas. Quelque temps après mon arrivée, ils m’ont emmené dans un appartement où ils m’ont dit que j’aurais à repeindre les murs et où je suis resté assez longtemps parce que mon travail n’avançait pas. L’appartement était vide. Ils y avaient apporté de gros seaux de peinture, des rouleaux, des pinceaux, une échelle et un poste de radio à transistor sur lequel j’écoutais de la musique. Et par terre, il y avait un matelas où je pouvais dormir.
— Tu dis que ton travail n’avançait pas, mais ils te traitaient bien?
— Oh, oui, très bien. Je n’étais pas prisonnier. Ils étaient très gentils avec moi. Chaque midi, l’une des filles m’apportait mon repas, et quand c’était Maria Luisa, il arrivait qu’elle le partage avec moi puis qu’elle reste un long moment en ma compagnie. Nous écoutions de la musique, nous fumions des cigarettes, nous buvions un peu de vin, nous laissions les fenêtres ouvertes à cause de l’odeur de peinture, parfois il faisait grand soleil et nous avions très chaud, d’autres fois il pleuvait dans la cour et c’était comme si nous étions en vacances au bord de l’Atlantique, ou au bord de la Manche, et que nous faisions la sieste. Elle me parlait d’Arthur.
— Elle était la maîtresse d’Arthur?
— Les deux filles étaient les maîtresses d’Arthur. Mais Frida s’en fichait un peu, elle couchait aussi bien avec les autres garçons, tandis que Maria Luisa était très amoureuse. Elle voulait savoir ce que je pensais de lui. Elle se demandait si un jour ils pourraient avoir une autre vie, sans plus s’occuper de l’avenir du monde. Elle me parlait de l’Irlande. Elle imaginait d’aller vivre avec lui dans ce pays qu’elle connaissait un peu, et d’y avoir des enfants. Elle me demandait si je connaissais ce pays. Elle me disait qu’ils pourraient y vivre à la campagne, tous les deux, avec leurs enfants, dans une petite maison en pierre avec un jardin où des légumes pousseraient dans la terre très noire, deux chevaux et une rivière qui passerait devant. C’était tout ce qu’elle voulait de la vie, la pauvre petite, Arthur et des enfants, et surtout elle me demandait de ne pas le répéter à Arthur qui se fâcherait contre elle s’il entendait qu’elle avait dit cela, et qui préférerait désormais coucher avec Frida, et à force, parce qu’il faisait trop chaud, ou parce qu’il pleuvait doucement dans la cour, derrière les fenêtres ouvertes, et aussi parce que nous écoutions de la musique, nous finissions par nous endormir, l’un par terre et l’autre sur le matelas, ou tous les deux parfois sur le matelas, sa tête posée sur mon épaule.”

Il s’est tu, puis il a dit encore: “Un jour, nous écoutions de la musique, je ne saurais pas dire quelle musique c'était, peut-être un piano seul, peut-être un orchestre tout entier, je ne m’en souviens plus, en même temps qu’il y avait des manutentionnaires qui parlaient dans la cour, trois étages plus bas, toute la journée et même tard dans la nuit ils déchargeaient des caisses apportées par camions, de la vaisselle je crois, et nous entendions leurs voix sourdes, parfois un rire, alors nous nous sommes endormis en laissant la radio allumée et les fenêtres ouvertes, et quand nous nous sommes réveillés il faisait déjà nuit.” Et tandis qu’il parlait je me suis dit, je ne sais pas pourquoi, que la musique qu’ils avaient entendue et sur laquelle ils s’étaient endormis, ce pouvait être la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel dans sa version pour piano seul. Enfin, ce pourrait être celle que j’ajouterais en off à mon film.


mercredi 3 juillet 2024

Le KWa

Je suis debout, sur le trottoir opposé, et je regarde Arsène au milieu de ses amis, derrière la vitre du Sélect. Je ne les entends pas. J’imagine ce qu’ils se disent. Je ne suis pas dans le film, j’en suis le spectateur intermittent, et cette histoire m'est pourtant la plus personnelle. Il n’y a pas d’histoire qui me soit plus personnelle que celle d’Arsène et Elvire, que j’ai si peu connus, que j’ai regardés de loin.

Et pendant plusieurs années encore, ce fut l’oubli, jusqu'au jour où de nouveau je l'aperçois derrière les vitres d’un café, mais cette fois ce n'était plus Le Sélect, c'était un bistrot de miséreux, le KWa, situé à l’angle de la rue Vernier et de la rue Trachel, devant lequel je passais souvent depuis que j'étais revenu à Nice, où se retrouvent à longueurs d’années des hommes de tous âges, immigrés d’Afrique du Nord, accablés de tristesse, dont certains au moins attendent là, dès le matin, en buvant des cafés, qu’un contremaître vienne les chercher pour une journée ou deux de travail sur le chantier d’un immeuble.

Il se tenait au comptoir, et d’abord, derrière la vitre, je l’ai vu de dos, et à quel trait dessiné sur son dos ai-je eu l’intuition que c’était lui? J’ai marqué le pas, mais d’abord j’ai eu peur qu’il se retourne et qu’il me voie, ainsi arrêté à l’observer depuis la rue. Nous aurions eu honte tous les deux. Alors, je me suis éloigné. J’ai tourné dans la rue Vernier, je ne voulais plus y penser, mais je n'étais pas arrivé à la hauteur de l'église Saint Étienne, que je me suis dit que mon attitude était stupide. Il était bien peu probable que ce fût lui, mais si c’était lui, dans quel état de misère morale et matérielle devait-il se trouver, et dans ce cas ne devais-je pas lui donner l’occasion au moins de me parler?

Alors, je suis revenu sur mes pas, j’ai poussé la porte du bistrot, et je suis venu m’accouder au comptoir, près de lui.

C’était bien lui, Arsène, je ne pouvais plus en douter, habillé du même costume que je lui avais vu la première fois où je l’ai rencontré en traversant un square, derrière l’hôpital Saint Roch, à son retour de Paris. Mais depuis, il avait beaucoup maigri, le costume baillait sur sa carcasse comme sur un épouvantail, et son étoffe en était défraîchie comme s’il était resté pendant des années, dressé au milieu d’un champ de betteraves, exposé au soleil, aux vents et à la pluie nuitamment accourus des quatre horizons qui crucifient le monde. Et lui, d’abord, ne s’est pas tourné vers moi. Un petit verre de rhum était posé entre ses mains, qu’il semblait hésiter à toucher. Parmi tous ces hommes qui buvaient des cafés, lui seul avait obtenu qu’on lui serve de l’alcool, me suis-je dit. À quoi devait-il ce privilège, ou au contraire cette indulgence coupable eu égard aux préceptes religieux? Ce n’était sans doute pas le premier rhum qu’il s’enfilerait aujourd’hui, d’une seule lampée, les yeux clos, mais ce pouvait être le dernier qu’il était encore assez riche pour s’offrir. Alors, il le ménageait. Il le regardait entre ses mains, comme un chat aurait fait d’une souris. Ensuite, il faudrait qu’il dorme. Que le jour s’abolisse jusqu'au soir, et ensuite, pour ce fantôme de mon ancien élève, qu’est-ce que serait la nuit?

J’aurais pu m’enfuir, mais un calme est descendu sur moi, comme venu du ciel. Alors, je me suis retourné pour observer la salle. Elle était petite et obscure. Il n’était pas loin de midi, nous étions en hiver, et bien que dehors le ciel était bleu, une faible lumière éclairait les tables et les visages des hommes qui y étaient assis. La plupart étaient de vieux Arabes silencieux, aux visages de santons, que je m’étais attendu à trouver là, mais parmi eux se trouvaient aussi un petit groupe de personnes très jeunes, de type européen, quatre garçons et deux filles, dont tout de suite j’ai songé que c’étaient des étudiants et qu’ils devaient être liés par les mêmes idéaux politiques, ceux-là même qui avaient marqué notre jeunesse et que avions perdus. Que pouvaient-ils comploter ainsi, si loin de la faculté des Lettres où ils auraient dû être occupés à suivre des cours concernant la logique d’Aristote ou le marxisme transgressif de Louis Althusser? Impossible de le savoir.

Je n’entendais pas ce qu’ils pouvaient se dire, mais un seul parlait et les autres l’écoutaient avec attention, en hochant la tête et en lui répondant, d’un mot jeté ici ou là, sans l’interrompre, pour appuyer ses propos et affirmer leur accord. Leur engagement personnel. C’était comme un groupe de flamenco dans lequel un seul chante, d’une voix extrême, tandis que les autres font claquer les os de leurs doigts sur le bois de la table, mis à part qu’ici les voix s’entendaient à peine. Et ils étaient ensemble d’une beauté à vous crever le cœur, si bien que je ne pouvais pas les regarder plus longtemps, et risquer qu’ils me voient les observer de la sorte, sans me mettre à rougir.

Alors, je leur ai tourné le dos et j’ai commandé un second café. Et alors, Arsène s’est tourné vers moi, et il m’a regardé. Mais, les yeux dans les yeux, il est resté sans rien dire, le visage impassible, figé dans ses rides, dans sa couleur de cendre, comme s’il ne me voyait pas, ou comme si, à travers moi, il voyait un autre visage peut-être, ressurgi de l’enfance, celui d’une jeune fille qu’il avait aimée, dont le prénom était sur ses lèvres comme sur les miennes était celui d’Arsène, mon petit!, sans que j’ose davantage que lui le prononcer.

Alors, j’ai laissé de l’argent sur le comptoir en faisant signe au patron que je payais aussi le rhum de mon voisin. Et je suis parti.