mercredi 3 juillet 2024

Le KWa

Je suis debout, sur le trottoir opposé, et je regarde Arsène au milieu de ses amis, derrière la vitre du Sélect. Je ne les entends pas. J’imagine ce qu’ils se disent. Je ne suis pas dans le film, j’en suis le spectateur intermittent, et cette histoire m'est pourtant la plus personnelle. Il n’y a pas d’histoire qui me soit plus personnelle que celle d’Arsène et Elvire, que j’ai si peu connus, que j’ai regardés de loin.

Et pendant plusieurs années encore, ce fut l’oubli, jusqu'au jour où de nouveau je l'aperçois derrière les vitres d’un café, mais cette fois ce n'était plus Le Sélect, c'était un bistrot de miséreux, le KWa, situé à l’angle de la rue Vernier et de la rue Trachel, devant lequel je passais souvent depuis que j'étais revenu à Nice, où se retrouvent à longueurs d’années des hommes de tous âges, immigrés d’Afrique du Nord, accablés de tristesse, dont certains au moins attendent là, dès le matin, en buvant des cafés, qu’un contremaître vienne les chercher pour une journée ou deux de travail sur le chantier d’un immeuble.

Il se tenait au comptoir, et d’abord, derrière la vitre, je l’ai vu de dos, et à quel trait dessiné sur son dos ai-je eu l’intuition que c’était lui? J’ai marqué le pas, mais d’abord j’ai eu peur qu’il se retourne et qu’il me voie, ainsi arrêté à l’observer depuis la rue. Nous aurions eu honte tous les deux. Alors, je me suis éloigné. J’ai tourné dans la rue Vernier, je ne voulais plus y penser, mais je n'étais pas arrivé à la hauteur de l'église Saint Étienne, que je me suis dit que mon attitude était stupide. Il était bien peu probable que ce fût lui, mais si c’était lui, dans quel état de misère morale et matérielle devait-il se trouver, et dans ce cas ne devais-je pas lui donner l’occasion au moins de me parler?

Alors, je suis revenu sur mes pas, j’ai poussé la porte du bistrot, et je suis venu m’accouder au comptoir, près de lui.

C’était bien lui, Arsène, je ne pouvais plus en douter, habillé du même costume que je lui avais vu la première fois où je l’ai rencontré en traversant un square, derrière l’hôpital Saint Roch, à son retour de Paris. Mais depuis, il avait beaucoup maigri, le costume baillait sur sa carcasse comme sur un épouvantail, et son étoffe en était défraîchie comme s’il était resté pendant des années, dressé au milieu d’un champ de betteraves, exposé au soleil, aux vents et à la pluie nuitamment accourus des quatre horizons qui crucifient le monde. Et lui, d’abord, ne s’est pas tourné vers moi. Un petit verre de rhum était posé entre ses mains, qu’il semblait hésiter à toucher. Parmi tous ces hommes qui buvaient des cafés, lui seul avait obtenu qu’on lui serve de l’alcool, me suis-je dit. À quoi devait-il ce privilège, ou au contraire cette indulgence coupable eu égard aux préceptes religieux? Ce n’était sans doute pas le premier rhum qu’il s’enfilerait aujourd’hui, d’une seule lampée, les yeux clos, mais ce pouvait être le dernier qu’il était encore assez riche pour s’offrir. Alors, il le ménageait. Il le regardait entre ses mains, comme un chat aurait fait d’une souris. Ensuite, il faudrait qu’il dorme. Que le jour s’abolisse jusqu'au soir, et ensuite, pour ce fantôme de mon ancien élève, qu’est-ce que serait la nuit?

J’aurais pu m’enfuir, mais un calme est descendu sur moi, comme venu du ciel. Alors, je me suis retourné pour observer la salle. Elle était petite et obscure. Il n’était pas loin de midi, nous étions en hiver, et bien que dehors le ciel était bleu, une faible lumière éclairait les tables et les visages des hommes qui y étaient assis. La plupart étaient de vieux Arabes silencieux, aux visages de santons, que je m’étais attendu à trouver là, mais parmi eux se trouvaient aussi un petit groupe de personnes très jeunes, de type européen, quatre garçons et deux filles, dont tout de suite j’ai songé que c’étaient des étudiants et qu’ils devaient être liés par les mêmes idéaux politiques, ceux-là même qui avaient marqué notre jeunesse et que avions perdus. Que pouvaient-ils comploter ainsi, si loin de la faculté des Lettres où ils auraient dû être occupés à suivre des cours concernant la logique d’Aristote ou le marxisme transgressif de Louis Althusser? Impossible de le savoir.

Je n’entendais pas ce qu’ils pouvaient se dire, mais un seul parlait et les autres l’écoutaient avec attention, en hochant la tête et en lui répondant, d’un mot jeté ici ou là, sans l’interrompre, pour appuyer ses propos et affirmer leur accord. Leur engagement personnel. C’était comme un groupe de flamenco dans lequel un seul chante, d’une voix extrême, tandis que les autres font claquer les os de leurs doigts sur le bois de la table, mis à part qu’ici les voix s’entendaient à peine. Et ils étaient ensemble d’une beauté à vous crever le cœur, si bien que je ne pouvais pas les regarder plus longtemps, et risquer qu’ils me voient les observer de la sorte, sans me mettre à rougir.

Alors, je leur ai tourné le dos et j’ai commandé un second café. Et alors, Arsène s’est tourné vers moi, et il m’a regardé. Mais, les yeux dans les yeux, il est resté sans rien dire, le visage impassible, figé dans ses rides, dans sa couleur de cendre, comme s’il ne me voyait pas, ou comme si, à travers moi, il voyait un autre visage peut-être, ressurgi de l’enfance, celui d’une jeune fille qu’il avait aimée, dont le prénom était sur ses lèvres comme sur les miennes était celui d’Arsène, mon petit!, sans que j’ose davantage que lui le prononcer.

Alors, j’ai laissé de l’argent sur le comptoir en faisant signe au patron que je payais aussi le rhum de mon voisin. Et je suis parti.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire