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Présences réelles

C’est le Vendredi saint de 1955, je marche avec ma grand-mère et ma mère sur une colline où il y a des eucalyptus, jusqu'à parvenir à une église dans l'ombre de laquelle nous faisons le signe de croix, allumons un cierge et disons quelques mots d’une prière avant de repartir. Le souvenir dit que nous visitons les églises une après l’autre à l’occasion du Vendredi saint, et que celui-ci précède de quelques semaines notre départ pour la France, pour mes parents et moi. Et ensuite, quand nous sortons de l’église, il se met à pleuvoir, une pluie très fine qui dessine au soleil comme un rideau de soie, et je me souviens aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer dans la même luisance de la pluie mêlée au soleil. Le souvenir est d’une beauté parfaite. Le souvenir dit que je sais alors que notre pèlerinage précède de quelques semaines notre départ pour la France. Et il dit aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer, mais il ne les montre pas. Par les yeux du souvenir, je ne les vois pas. Elles se perdent dans la luisance de la pluie mêlée au soleil du soir.

Je ne suis jamais retourné à Alger, et il est probable maintenant que je n’y retournerai pas. Je ne possède aucune photo, aucune lettre, aucun objet hérité de mon enfance. J’ai longtemps songé à commencer par une enquête. Je me serais rendu chez une vieille cousine (je sais laquelle). Elle m’aurait accueilli dans sa salle à manger au décor un peu kitch. Sur la table, nous aurait attendus, à côté de ses albums de photos, une assiette de pâtisseries confectionnées par elle, exprès pour l’occasion, sans doute de celles qu'on appelle des montecaos, de tradition andalouse, qui sont faits au saindoux, saupoudrés de cannelle. Elle nous aurait servi le café dans des tasses trop grandes. Enfin, j’aurais posé mon enregistreur sur la table, je l’aurais déclenché et je lui aurais dit: Raconte. Mais je sais que je ne le ferai pas, ou peut-être que le ferai plus tard, quand j’en aurais fini de raconter d'après les quelques souvenirs que je garde, qui sont à moi et qui m’ont accompagné jusqu'à présent.

C’est l'été, d’Alger ou de Nice, je ne sais plus. De l’une puis de l’autre ville sans doute. Avant et après l’exil. Je suis debout devant l'évier, à côté de ma mère. Elle fait couler de l’eau du robinet pour m’en faire boire un verre. Elle dit qu’il faut qu’elle coule un peu pour en avoir de la plus fraîche. Elle met la main sous l’eau puis elle y avance un verre qu’elle remplit puis renverse plusieurs fois. Puis elle en boit d’un seul trait tout un verre, puis de nouveau elle remplit ce verre et me le tend. Et elle me dit: Quand on a soif, il n’y a rien de meilleur que l’eau. Dois-je énumérer tout ce que nous n’avions pas

Maintenant, c’est dans les premiers temps que nous sommes à Nice. Mon père a commencé par vendre des cartes postales et des crayons dans la rue. Puis il est devenu agent d’assurances. Il se déplaçait à bicyclette. Il allait assez loin ainsi, non seulement à travers la ville mais jusqu’à Cagnes-sur-Mer ou à Villefranche. Il emportait des sandwichs et quand il revenait, le soir, il nous racontait la beauté des paysages qu’il avait vus. Du vert, de l’eau, des fleurs partout, nous disait-il. Et la mer telle qu'elle se montrait du haut de la corniche. Et maintenant il a trouvé à se placer comme aide-comptable dans le grand garage Renault qui est presque en face de chez nous. Il est le seul algérois parmi les employés, et ceux-ci l’accueillent bien, encore qu’ils se moquent un peu de son accent, comme lui se moque du leur qu’il imite le soir, à son retour chez nous. Et un dimanche, trois ou quatre d’entre eux l'emmènent avec eux à la campagne. Cette campagne est à Sospel, et le soir il en revient avec une cagette remplie de figues. La cagette est posée sur une table autour de laquelle nous nous tenons debout, devant la fenêtre ouverte, et ma mère et moi mangeons les figues tandis qu’il nous raconte quelle route de montagne ils ont dû parcourir pour arriver là-bas. Les virages en épingles à cheveux, les ravins dans lesquels ils ont failli verser, le vertige. Il se moque de lui-même, des frayeurs qu’il a eues, qu’il n’aura pas cachées, qu’il aura même exagérées pour amuser ses camarades. Et ma mère et moi rions avec lui, en continuant d'ouvrir les figues et d'y plonger les dents, heureux et fiers que nous sommes de sa vaillance.

Il nous a fait une place ici, sans l'aide de personne d'autre que ma mère, et sans jamais se plaindre. Nous communiquant au contraire, jour après jour, son courage et sa joie. Ce fut un temps. Ensuite, il y en eut d’autres.

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