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Abîme des oiseaux

Les moustiques nous assaillaient mais mon studio est trop petit pour que je puisse y recevoir six ou sept personnes (à un certain moment de la soirée, j’ai compté que nous étions dix) sans laisser ouverte la baie vitrée sur mon balcon. Aussi passions-nous sans cesse de l'intérieur à l’extérieur, et de l’extérieur à l’intérieur, en transportant nos verres, nos cigarettes et des assiettes remplies des spécialités de différents pays que chacun avait apportées, et les moustiques ne manquaient pas d’en faire autant. Évidemment, nous n’avions allumé aucune lampe sur le balcon, raison pour laquelle il était presque impossible de savoir ce que contenaient les assiettes avant d’y avoir goûté, mais il avait bien fallu éclairer le coin cuisine au fond de la même pièce qui me sert aussi de bibliothèque, de chambre et de bureau. Et bien sûr, il y avait la musique. Pour cette soirée, j’avais préparé sur mon téléphone une playlist toute spéciale, sur laquelle il avait de jolies choses, si bien que, quand ils entendaient les quelques notes introductives d’une chanson qui leur plaisait, par exemple Young At Heart dans la version qu’en donne Bob Dylan, ou California Dreamin’ chanté par Jose Feliciano, ceux qui étaient à l’extérieur rentraient pour l’écouter en s’approchant de mon enceinte Bose posée sur une étagère, au milieu de mes livres.

La soirée s’est passée ainsi, avec les moustiques qui s’en prenaient principalement à nos pieds et à nos chevilles, avec la musique que nous écoutions dans la chaleur et dans une obscurité qui rendait cette chaleur encore plus éprouvante, comme si nous étions enfermés au fond d’une cuve où nous devions mourir. Puis, tout le monde est parti, et il est resté Chloé. Je crois qu’elle les avait un peu poussés dehors, en leur disant: Mais non, ne vous inquiétez pas, je vais faire du ménage. Et elle est restée un assez long moment à vider les cendriers, à réunir les verres, à laver les assiettes, à les ranger dans mon unique placard. Je l’ai aidée comme j’ai pu, puis elle s’est assise sur mon canapé, les jambes repliées sous elle, elle a allumé une cigarette et cette fois c’est elle qui a choisi la musique. Elle m’a dit: Tu peux nous faire écouter ce truc à la clarinette d’Olivier Messiaen? Elle voulait parler de l’Abîme des oiseaux, que nous avions découvert lors d’un concert à Monaco, plusieurs mois auparavant, à un moment où quelque chose semblait possible entre nous. Je me suis donc assis en face d’elle, sur mon fauteuil de rotin, et j’ai passé la musique.

Abîme des oiseaux est extrait du Quatuor pour la fin du temps, qu’Olivier Messiaen compose en 1940, alors qu’il est détenu dans un stalag situé sur l’actuelle frontière germano-polonaise, et on se demande comment quelque chose d’aussi limpide et d’aussi aérien a pu être conçu dans des conditions aussi difficiles, si loin de la Provence natale. Nous écoutions en silence, dans le plus pur recueillement, quand un faible bruit, qui venait de l’extérieur, a attiré notre attention. C'était un bruit de fontaine, ou juste le clapotement de l’eau dans un bassin. Tout de suite, j’ai pensé à une piscine, et comme je ne connais pas de piscine qui soit dans ma rue, j’ai pensé que sans doute des voisins regardaient un film sur leur poste de télévision, avec les fenêtres grandes ouvertes sur la nuit, et que ces bruits faisaient partie de la bande-son. Pourquoi pas un film dont l’action se déroule à Hollywood? Pourquoi pas un moment de la série Junior de Zoe Cassavetes, ou quelque chose de David Lynch ou de Quentin Tarantino?

D’abord nous avons choisi de ne pas en tenir compte, mais bientôt des murmures et des rires légers, dessinés à la plume, se sont ajoutés au bruit de l’eau. Alors, Chloé m’a fait signe de la main de baisser le volume de la musique et elle est sortie sur le balcon. Peut-être faut-il que je rappelle que ma rue des Boers est une rue sans commerces, où s’alignent des immeubles bas précédés de jardins. D’abord, je ne l’ai pas suivie, elle me tournait le dos. Je la voyais penchée par-dessus le garde-corps du balcon. Elle fouillait l’obscurité du jardin situé trois étages plus bas. Maintenant que la clarinette s'était tue, on entendait plus distinctement les rires et les murmures. C'étaient des rires et des murmures d’enfants. Puis, sans se retourner vers moi, elle a glissé une main dans son dos pour me faire signe d’approcher. Et je me suis levé, et je suis venu me poster près d’elle, et je me suis penché.

Le jardin qui se trouve sous ma fenêtre est planté d’acacias aux feuillages épais. Et parmi ces feuillages indistincts, noyés dans la nuit, on voyait apparaître une tache de bleu transparent, lumineux, celui de l’eau dans l’une de ces petites piscines gonflables qu’on remplit pour les enfants quand on a un jardin et que la chaleur des nuits d’été vous empêche de dormir. Et au bord de ce bassin, il y avait une enfant, tout juste une jeune fille dont on ne voyait que le haut de la tête et les épaules nues, qui s’était adossée à la paroi gonflable et qui parlait, racontait sans doute à une autre jeune fille qui, elle, restait cachée. Et c’était comme si la clarinette d’Olivier Messiaen, qui maintenant s’était tue, avait appelé cette minime épiphanie qui nous disait que non, le monde n’était pas tout entier dans les griffes du Malin, et qu’en dépit des moustiques, des chagrins, de l’alcool et de toutes les misères qui nous assaillent, la vie mérite d’être vécue.

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