J'étais assis sur un banc de la Promenade des Anglais, devant la mer. C'était au début d’un bel après-midi d’octobre. J'étais descendu d’Estenc, le matin, pour un rendez-vous chez le dentiste. J'étais passé chez moi pour arroser mes plantes, j’avais déjeuné d'une pizza derrière la gare du Sud et maintenant j’attendais l’heure de mon rendez-vous en me chauffant au soleil. Et je ne sais pas où j’en étais de mes réflexions quand il est venu s’asseoir à côté de moi. Je ne l’ai pas vu arriver et je ne me suis pas tourné vers lui, mais le Stetson me cachait le soleil. D’abord il n’a rien dit et, en attendant qu’il ouvre la bouche, je m'étonnais de ne ressentir aucune frayeur. Presque aucune surprise. Je trouvais la situation plutôt cocasse. Pour peu, j’aurais pouffé de rire. Qu'avais-je à faire de me tourner vers lui? Il était plus grand que moi. Son ombre devait me dépasser de quinze bons centimètres. Alors, j’ai dit: "Cette fois, vous n'êtes pas armé.” Il a répondu: “Il faut croire que non.” Puis, après une hésitation, il a ajouté: “L’autre jour, en Italie, je vous ai menacé?” C'était une question. J’ai dit: “Vous brandissiez une arme.” Et lui: “Oui, c’est vrai. J’étais sous un tunnel et je brandissais une arme.”
Je me souviens mal de ce que nous nous sommes dit encore. Quelque chose comme:
LUI: Vous allez remonter à Estenc?
MOI: Oui, oui, dès ce soir. Ils m’attendent là-bas.
LUI: Je crois que ces deux femmes vous aiment bien.
MOI: Elles sont charmantes.
LUI: C’est drôle, parfois je vous imagine en train de voyager à l’autre bout du monde. Je vous vois déambuler la nuit dans une ville asiatique. Vous lisez les annonces des enseignes lumineuses qui clignotent et mélangent leurs couleurs, puis vous vous arrêtez sous un toit de tôle où on fait la cuisine pour manger quelque chose.
MOI: Je vois les marmites qui fument, les couleurs des poissons, les crevettes qui sautent dans la poêle, les nouilles que l’on sert à foison en les élevant bien haut, comme des chevelures de sirènes. Peut-être est-ce aussi parce qu’il pleut.
LUI: Oui, maintenant, une pluie qu’on voit tomber sur une foule grouillante, où on hâte le pas et on rentre la tête. Où on joue des épaules sans rien dire pour se frayer un passage. Où des réplicants et des animaux esclaves se mêlent aux humains. Où on ne se connaît pas.
MOI: Puis qui vous fait lever la tête quand vous êtes à l’abri du toiton. Vous admirez alors les cordes luisantes qui strient l’obscurité du ciel entre les façades des tours aux fenêtres éteintes.
LUI: Mais c’est aussi, d'autres fois, au bord d’une route toute droite entre des champs de maïs, où vous semblez attendre le passage d’un autobus.
MOI: Cette fois, il fait une chaleur écrasante. On voudrait voir un orage rouler à l’horizon. Voire même un cyclone. Mais l’horizon est vide.
LUI: Vous avez retiré votre veste que vous tenez par le col et qui pend, vous avez défait votre cravate et votre chemise blanche est trempée de sueur. Vous vous essuyez la nuque avec un mouchoir. Vous avez soif. Il ne faudrait pas que l’autobus tarde trop.
MOI: Une route du Texas ou de l’Oklahoma.
LUI: Oui, dans un état du Sud.
MOI: Il semble que dans les derniers temps, vous ayez eu affaire dans cette région du monde.
LUI: Vous voulez dire que, dans l’image, ce serait moi plutôt que vous?
MOI: Ce n'est pas impossible. Encore que parfois les paysages se ressemblent.
Voilà le genre d’échange que nous avons eus à plusieurs reprises dans les semaines et les mois qui ont suivi. Dans différents endroits. Bien sûr, je n’en ai parlé à personne. Je ne tenais pas à ce qu’on me prenne pour un fou. Et cela n’aurait servi à rien. Deux ou trois fois au cours de ces échanges, j’ai glissé le nom de Jean-François Heubert. Il m’a répondu qu’il ne connaissait pas cet homme. Qui était-il? J’avais le sentiment alors de savoir mieux que lui qui il était, mais je pouvais me tromper. Que c’était un fantôme ne faisait guère de doute, mais il pouvait n’être pas celui d’un assassin. Et puis, j’avais d’autres sujets en tête.
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