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Estenc (2)

Partir pour un séjour à la montagne avec un projet de livre, c’est à mon âge ce qui peut vous arriver de mieux, surtout si ce séjour doit se dérouler dans un hameau que vous connaissez bien, où, par le passé, vous avez eu vos habitudes et où vous savez que vous pourrez renouer avec elles dès les premiers jours, peut-être même déjà dans les premières minutes, quand vous aurez posé votre sac à dos dans une ferme-auberge où vous aurez réservé votre gîte, comme si vous ne l’aviez jamais quittée, comme si aucun événement dramatique, aucun deuil, n’avait coupé votre vie en deux, surtout quand vous avez choisi pour partir les premières semaines de l’automne où la montagne est la plus belle, et cela même si, en fait de livre, votre projet se réduit aux dimensions d’une nouvelle, ou pas même d’une œuvre d’invention mais de l’évocation de souvenirs personnels concernant le cinéma, des souvenirs (des émotions, des rêves) centrés plus particulièrement sur l’œuvre de celui qui, parmi les réalisateurs français, reste pour vous une énigme, non pas nécessairement le plus génial, mais celui dont vous avez découvert les premiers films quand vous étiez très jeune, et dont vous avez suivi la carrière avec une curiosité jamais démentie, jusqu'à sa mort prématurée à Los Angeles (qu’allait-il faire là-bas?), et même encore après sa mort, revenant sans cesse sur les mêmes films, jusqu'à pouvoir en reconstituer de mémoire chaque scène, chaque réplique des dialogues, comme si cette œuvre, dans ses méandres, ses aléas, n’avait cessé de vous parler sans que voyez capable de dire ce qu’elle vous disait au juste.

Le soir, à l’heure du dîner que nous prenons en commun, j’écoute les propos qu’échangent entre eux les vrais randonneurs. Je connais les lieux qu’ils évoquent, ou je crois les connaître, mais je ne suis plus en âge de courir les cimes. Le matin, aussitôt qu’ils sont partis en file indienne sur le chemin de l’Estrop — où d’abord ils auront à traverser des éboulis sur une pente qui vous donne le vertige —, je descends en autobus au village voisin. J’achète des journaux, je visite le cimetière, j’inspecte le lavoir, je vais m’asseoir à l’église. Puis, je reviens sur la place où il y a une terrasse de café ombragée d’une treille. Ma pensée les accompagne — je veux parler des randonneurs. Je connais le soleil qui leur brûle la nuque. Les troupeaux de moutons que gardent des patous habitués au loup. Le ruisseau qui serpente entre les herbes et les cailloux. Le rocher énorme à l’ombre duquel ils pourront se reposer. Le ciel est alors d’un bleu éclatant, mais à peine auront-ils le temps de parvenir au col que des nuages se détacheront des cimes et rouleront vers eux.

Le tonnerre ne se fera pas entendre ici, au creux de la vallée, avant le milieu de l’après-midi. Vous en serez alors à remonter vers le hameau, en marchant sur le bord de la route. En vous arrêtant devant les jardins plantés de fleurs et de légumes que vous rencontrerez. En attendant la pluie. Il sera bien temps alors d’arrêter une voiture.

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