Accéder au contenu principal

Les 2 maisons

Souvent l’après-midi nous prenions la voiture pour aller à Colmars-les-Alpes. Tous les quatre. Mes marcheurs avaient marché le matin, puis nous avions fait la sieste et c’était maintenant l’heure d’une promenade en voiture. Et moi, je conduisais. J’adorais conduire avec eux dans la voiture. Parfois, nous passions par le col de la Cayolle pour redescendre vers Barcelonnette, d’autre fois nous passions par le col des Champs pour redescendre vers Colmars. Nous avions le choix. Mais je veux parler de Colmars à cause d’un rêve que j’ai fait dans la nuit qui a suivi mon retour à Nice.

Dans la première partie du parcours, nous nous élevions vers le ciel. Le paysage au sommet du col (2045 mètres d’altitude) était celui de pâturages immenses, à l’herbe rase, balayés par le vent. Des rochers blancs comme des ossements perçaient l’épaisseur de la terre, à moins qu’ils n’aient roulé des sommets alentour et qu’ils soient restés plantés là comme les témoins muets des anciens cataclysmes. Louise voulait que j’arrête la voiture et que nous prenions le temps de respirer l’air pur. Nous n’entendions alors que le bruit du vent, les bêlements des troupeaux de moutons et les petits cris aigus des marmottes que nous cherchions à apercevoir en tendant un doigt dans leur direction, l’autre main en visière, quand elles couraient sur l’herbe, avant de disparaître d’un saut dans le creux d’un rocher. Puis, en descendant sur le versant opposé, nous traversions une forêt de conifères. Ils se dressaient tout droit comme des mâts de bateaux. Ils étaient si serrés et si hauts qu’on n’en voyait pas le sommet. Et la route tournait à leurs pieds en épingles à cheveux. Nous traversions une cathédrale construite par des géants ou peut-être par des hobbits, et qui semblait dédiée à des dieux inconnus. Nous approchions du bourg et c’est alors qu’apparaissent successivement deux maisons sur lesquelles, un été après l’autre, nous aimions fantasmer.

La première était celle que nous appelions la “Maison des fantômes”. Elle se situait tout au bas de la route mais encore sous les arbres. Ce n’était pas un chalet comme on aurait pu s’attendre à en voir un ici, mais plutôt un étonnant petit immeuble de trois étages, à la façade lisse. Pas quelque chose de moderne et de clinquant, pas une ruine non plus. Visiblement abandonné. Les fenêtres sans persiennes étaient ouvertes sur l’obscurité du vide. La façade n’avait pas été repeinte depuis des décennies mais elle avait gardé la jolie teinte des feuilles de tilleul quand elles flétrissent. Elle avait été construite dans un renfoncement gagné sur la forêt. Les arbres dépassaient de son toit et lui faisaient un écrin d’un vert profond, presque bleu, que la nuit devait remplir avec les cris des oiseaux, le hululement des hiboux et le frôlement des renards. La porte n’avait pas de perron. Elle était précédée par une sorte de cour ou de pré circulaire, sur lequel on pouvait s’aventurer sans avoir à franchir de portail. Sans rien d’extravagant, elle était improbable. Elle semblait attendre de nouveaux occupants, une famille nombreuse qui viendrait l’habiter, et chaque fois nous descendions de voiture pour respirer son parfum de tisane et la voir de plus près. Et tandis que nos enfants tâchaient d’en faire le tour, Louise me disait: Tu ne crois pas que nous pourrions l’acheter?” À quoi je répondais invariablement: Peut-être que oui, pourquoi pas? Il faut nous renseigner. 

Les Glycines était le nom écrit en fer forgé sur le portail de l’autre maison. Elle était située à l'entrée du village, de l’autre côté de la route principale qui court au fond de la vallée. Elle avait un air beaucoup moins mystérieux. On pouvait deviner qu’elle avait servi d’auberge, ou peut-être de résidence pour personnes âgées. D’auberge d’abord, dans les années 60 où les séjours à la montagne attiraient les touristes, puis de résidence pour les personnes âgées quand il avait été admis que seuls des vieillards pouvaient avoir envie de profiter du soleil d’hiver loin des pistes de ski. Elle était blanche, mais d’un blanc défraîchi, précédée d’un jardin laissé à l’abandon, avec encore, devant la façade, des tables et des fauteuils métalliques qui prenaient le soleil et la pluie sur un sol de gravier. On ne pouvait la voir que de loin car le jardin était fermé par des grilles. Et cette maison, à la différence de celle des fantômes, ne nous faisait pas rêver. Elle ne nous donnait aucune envie de l’habiter, ni même de passer la grille pour nous en approcher, non pas qu’elle nous fît peur, mais je crois que nous trouvions dans son aspect quelque chose de malsain. Le propriétaire de l’auberge avait voulu la transformer en résidence pour personnes âgées, mais là encore ses espoirs avaient été déçus, la clientèle était trop rare, le bâtiment était trop vaste, mal protégé des courants d'air, trop coûteux à entretenir, si bien qu’il avait dû mettre la clé sous la porte. Et comme il s'était endetté au-delà du raisonnable, il avait fini par se pendre. On avait fini par le trouver pendu dans les combles, une chaise en paille basculée sous ses pieds. Raison pour laquelle personne depuis lors n’avait voulu y habiter.
— Si ce n’est pas cela, me disait Louise, quand nos enfants couraient devant nous, qu’ils nous laissaient le loisir d’échanger trois paroles, tu veux me dire pourquoi, depuis le temps, personne n’a voulu l’acheter pour en faire quelque chose? Les gens d’ici doivent bien le savoir.” À quoi je ne savais que répondre.

Et cette nuit-là, quand j’ai rêvé, c'était des deux maisons. Et je rêvais encore quand l'idée m’est venue à l’esprit que le quintuple assassinat commis par Jean-François Heubert (ou le sextuple, si on comptait le chien) l’avait été à Colmars-les-Alpes et nulle part ailleurs. Je le savais, je l’avais su depuis les premières annonces, et comment avais-je pu l’oublier, et pourquoi? Et aussitôt je me suis levé. Il était deux heures et demie du matin. Je me suis assis sur mon fauteuil de rotin, devant mon ordinateur, et j’ai allumé l'écran. Et il ne m’a pas fallu longtemps pour vérifier que oui, le drame avait bien eu lieu dans ce village perdu dans une vallée des Alpes où nous avions nos habitudes. Et comme si cela ne suffisait pas, il a fallu que je cherche et que je trouve une photo qui montrait la maison maudite où les cadavres avaient été découverts. Et là encore, le rêve ne m’avait pas trompé. C'était celle des Glycines.

Commentaires

  1. Un savoir qui ne se sait pas mais qu'un rêve met à jour, savoir oublié et recouvert par les rituels de la vie heureuse...

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...