samedi 24 août 2024

S’endormir

Les policiers m’ont écouté sans marquer trop de surprise. J’avais craint qu’ils me prennent pour un fou. Je m’étais donc réveillé à Albenga, après une nuit passée au deuxième étage d’un hôtel moderne, à la façade blanche, dressée sur le front de mer. Et après une douche froide et m’être vêtu de propre, j’avais marché dans l’ombre des rues étroites au-dessus desquelles le ciel était bleu, comme sorti d'une lessive. J’avais bu un cappuccino et mangé un croissant à la confiture à la terrasse du Caffè Testa, via delle Medaglie d’Oro, après quoi je m’étais renseigné auprès du patron qui m’avait indiqué où se trouvait le poste de police, et là j’avais pu raconter mon histoire de l’homme au pistolet mitrailleur que j’avais rencontré la veille, sous un tunnel de la route de Pieve di Tecco. Je m’étais exprimé dans le peu d’italien que je possède, les policiers m’avaient écouté avec attention, les sourcils froncés, puis, après s’être consultés du coin de l’œil, ils étaient allés chercher un classeur de photos. Et tout de suite je l’ai reconnu. La photo était glissée dans une pochette plastique, et celui qu’elle montrait n’était autre que Jean-François Heubert, ce médecin qui était soupçonné d’avoir assassiné sa femme, leurs quatre enfants et leur chien, quelques semaines auparavant, de les avoir enterrés dans la cave de leur villa, où leurs corps avaient été retrouvés, puis qui avait disparu. Son portrait avait été publié partout dans la presse. On l’avait vu à la télévision. Je reconnaissais le personnage sans l’ombre d’un doute, mais quant à savoir si c’était bien l’homme armé que j’avais rencontré la veille, c’était une autre affaire. Celui-là, je ne l’avais pas vu en gros plan mais aperçu de loin, à la clarté de mes phares, dans un état de terreur qui me troublait la vue. Oui, ce pouvait être lui, le même visage glabre, la même bouche large, le même nez long et droit, le même teint clair, et surtout les mêmes yeux d’un bleu transparent, au regard glacial, qui fixaient l’objectif, mais de fait je n’avais pas songé au fugitif en rencontrant l’étrange ranger qui m’avait menacé de son arme, et maintenant encore j’hésitais, je n’étais pas certain.

Mes interlocuteurs n’ont pas insisté. Ils se sont montrés affables, ils m’ont remercié pour mon témoignage dont je voyais bien qu’ils le prenaient au sérieux. Ils ont noté mes coordonnées et ils ont dit:
— Il n’est pas impossible que nous ayons d’autres questions à vous poser, mais c’est la Police Judiciaire de votre pays qui a émis l’avis de recherche et qui centralise les données, et il est plus que probable que ses services voudront vous entendre à leur tour.
J’ai donc repris ma voiture et je suis rentré à Nice. J’avais la ferme conviction alors d’avoir tout dit, de la manière la plus précise, mais sur la route du retour, arrivé à Menton, en passant la frontière, l’idée m’est venue qu’une information importante m’avait glissé entre les doigts. J’ai pensé à une anguille ou à une musaraigne. L’intuition que je sentais bouger à peine, palpiter comme un petit animal tapi quelque part dans un coin inaccessible de mon cerveau, se rapportait, non pas à l’homme rencontré sous le tunnel, mais plutôt à celui dont on m’avait montré la photo, le monstre qui avait assassiné les siens et dont on se demandait où il pouvait se cacher à présent, si du moins il ne s'était pas donné la mort, et si son cadavre n'était pas déjà en train de se décomposer dans un sous-bois, au fond d’un ravin où un jour peut-être, par hasard, on retrouverait ses os. Des centaines de témoignages avaient été recueillis au cours des dernières semaines, on croyait l’avoir aperçu dans différents endroits les plus improbables et les plus éloignés les uns des autres, on prétendait même l’avoir pris en photo, notamment sur le parking d’un supermarché où il poussait un chariot. Une autre fois il figurait au milieu d’un groupe d'élèves, devant un aquarium du musée océanographique de Monaco où baillaient des murènes. Une autre fois c'était de nuit, devant l'entrée d’une salle de cinéma parisien, avenue de Clichy, sous l’affiche de Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson. Et ces signalements qui parvenaient jusqu'à nous, dont nous étions informés, il était facile de deviner qu’ils ne constituaient qu’une infime partie de ceux que les services de police français et étrangers devaient recevoir chaque jour, car l'enquête s'était étendue très vite à toute l’Europe et bientôt après à la planète entière.

J’ai consacré le reste de la journée à des tâches domestiques. Je rentrais d’un voyage d’une quinzaine de jours qui m’avait entraîné jusque dans les Grisons. Et quand on vit seul, les tâches domestiques prennent beaucoup de place, parce que personne ne vous aide à les réaliser, ni ne vous encourage à le faire, ce qui vous laisse tout loisir de les négliger, le résultat étant qu’elles s’accumulent et se compliquent. Et si comme moi vous refusez qu’elles s’accumulent et se compliquent, si comme moi vous détestez la poussière et le désordre, alors, privé du regard et du sourire d’une femme qui se moquerait un peu de vous, il y a toutes les chances que vous deveniez complètement obsessionnel. Voilà, j’essaie de garder l’équilibre. Et cette double crainte symétrique du laisser-aller et de la névrose obsessionnelle a été pour beaucoup dans ma décision de quitter l’appartement où j’avais longtemps vécu avec Louise. Et sans doute s’agissait-il aussi d’échapper à l’emprise de son fantôme, non pas celui de la personne que j’avais aimée, bien sûr, qui me suivait partout et que j’accueillais toujours avec plaisir, mais celui du spectre qui avait souffert de longs mois, qui avait brûlé comme un sarment de vigne et que j’avais accompagnée jusqu’à la mort. Puis, à neuf heures du soir, dans mon studio de la rue des Boers, je me suis endormi avec un manuel de botanique et les musiques de Brian Eno.



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