dimanche 15 septembre 2024

Des histoires

La forme d’une histoire est celle d’une clôture. Une histoire contient des personnages, des lieux et des faits en nombre nécessaire et suffisant pour qu’on la comprenne. Ce qui signifie qu’à la fin de l’histoire (et seulement à la fin), le lecteur aura le sentiment qu’on lui a dit tout et seulement tout ce qu’il fallait pour qu’elle ait un sens, par quoi il faut entendre qu’il sera maintenant capable de la raconter à sa manière, et qu’il aura le sentiment de savoir pourquoi il valait la peine qu’on la lui raconte comme on la lui a racontée, et pourquoi donc il valait la peine qu’il la lise jusqu’à la fin.

Une histoire est censée raconter quelque chose qui s’est passée (ou qui pourrait se passer) dans la vie réelle. Il existe pourtant une différence notable entre ce que raconte une histoire et ce qui peut nous arriver dans la vie réelle, c’est que dans la vie réelle nos prétendues “histoires” ne sont pas closes. Et que, dans cette mesure, elles n’ont pas de sens. Ce qui signifie en particulier qu’on ne sait jamais très bien où elles commencent et où elles finissent, ni tout et seulement tout ce qu’elles contiennent.

Cette forme tout à fait close des histoires littéraires ou filmiques est celle que l’on pourrait qualifier de “forme classique”. Mais il n’est pas du tout certain que, dans la littérature ni au cinéma, aucune histoire qu’on raconte soit jamais tout à fait pure (ou classique). Les histoires qui se rapprochent le plus de cet idéal classique, il me semble que ce sont celles qu’on rencontre dans les contes. On ne voit pas très bien, en effet, ce qu’on pourrait ajouter ou ôter à un conte de Charles Perrault comme celui, par exemple, du Petit Chaperon rouge. Alors que, aussitôt qu’on passe au roman, les choses se compliquent.

Un exemple frappant de ces complications est ce qu’on observe dans le roman policier. Pensons à ceux de P. D. James. Au départ de l’enquête, une série de personnages sont tenus pour suspects. L’enquêteur va s’intéresser tour à tour au cas de chacun d’eux. Il va se demander (et nous dire) quel était son emploi du temps le jour où le crime a été commis, quels seraient ses éventuels mobiles et quel est son passé. Autant d’histoires, ou de morceaux d’histoires qui nous seront racontés avec leurs propres personnages et leurs propres lieux, avant qu’une seule hypothèse et donc une seule histoire ne l’emporte et repousse les autres dans l’oubli. Et bien sûr, ces histoires annexes que l’auteur est libre de multiplier à l’envi, ne sont pas pour rien dans le charme du roman, même si ce sont des leurres.

Les intrigues du roman sont faites pour accueillir des lieux, des personnages, des circonstances atmosphériques qui n’en font pas partie (je parle de l’intrigue, pas du roman). Pour susciter leur apparition, comme de telles apparitions ont lieu dans le cours de nos vies. Les romans de Patrick Modiano ne sont faits que pour produire ces rencontres, cette suspension ou ce flottement du sens, ces doux ravissements qui font leur richesse.

Louis-Ferdinand Céline prétendait que ce qui fait un auteur, c’est son style et non pas les histoires qu’il raconte. En fait de style, il parlait de celui de la langue, de la forme des phrases, sans vouloir tenir compte que les histoires en ont un. Et qu’en cela, chez certains auteurs, elles résultent d’un travail d’expérimentation qui mérite l’admiration et un regard attentif. Les romans de Marguerite Duras sont marqués par un style de la phrase tellement particulier qu’on s’est plu à en faire des pastiches. Mais le style des histoires qu’elle raconte n’en est pas moins étonnant, toujours dérangeant sur le plan formel. Or, ce qui est en jeu dans ces formes n’est rien d’autre que ce qui fait le tissu de nos vies.

Dans l’ouvrage qu’il consacre à Arnold Schœnberg, Charles Rosen parle de la tonalité en musique comme d’un “lit de Procuste”. On se souvient de Procuste comme d’un personnage mythologique qui, couchant les voyageurs sur un lit trop court, leur coupait toutes les parties du corps qui dépassaient du lit. La forme histoire rend compte de beaucoup de choses qui font partie de l’aventure humaine. Elle rend compte des relations possibles entre les personnages. Des relations que les personnages entretiennent avec les lieux. Elle nous dit que, dans nos vies, l’imaginaire tient parfois une place aussi importante que la réalité des faits. Que nous ne vivons pas seulement dans le présent mais aussi dans le passé. Que notre enfance nous accompagne. Que les morts restent présents. Que ce qui arrive aux autres (disons le 7 octobre) peut être aussi important que ce qui nous arrive. Autant de dimensions que les autres discours ignorent, ceux de la science et ceux de la sociologie en particulier. Et elle ne le fait pas et ne le fera jamais sans beaucoup simplifier. Ces simplifications sont des modèles, au sens où l’on entend ce mot, par exemple, dans le domaine de la mode. Marguerite Duras a proposé des modèles d’histoires comme Coco Chanel proposait de nouveaux modèles de robes. Mieux adaptés aux femmes de son temps, qui les rendait plus libres. Et il ne peut pas être question de se passer de ces modèles, au prétexte qu’aucun n’est capable de dire toute la vérité de nos corps ou celle de nos vies. Mais il convient de toujours travailler les anciens pour en ajouter d’autres. Pour les multiplier. Aujourd’hui, j’aime regarder du côté de John Galliano ou des frères Larrieu (21 nuits avec Pattie, 2015; Tralala, 2021). Mais dans le roman contemporain, je vois mal. Je ne vois pas. Ou peut-être dernièrement chez Pierric Bailly.

(À suivre)

samedi 14 septembre 2024

Cette fois-là (3)

— Madame Sonia Delorme?
— Oui, c’est moi…
— Nous ne nous sommes jamais rencontrés mais je crois que vous connaissez mon nom. Je suis Alexandre Jacopo.
— Monsieur Jacopo? Oui, bien sûr. J’ai pensé à vous. Je suis contente de vous voir. Je m’y attendais un peu.
— Je voudrais échanger quelques mots avec vous. M’autorisez-vous à vous offrir un verre, à moins que vous ne soyez pressée?
— Non, la journée a été longue, mais maintenant je suis tout à fait libre. Où voulez-vous aller?
Il l’attendait à l'entrée de l’immeuble, rue du Congrès. Il l’avait attendue longtemps. La pluie avait cessé. Bientôt, il ferait nuit. Elle a dit qu’il lui arrivait de boire un Martini, le soir, en quittant le cabinet, à la terrasse du Liber’Tea.
— Vous connaissez? C’est tout près d’ici.
Ils sont partis ensemble. Ils marchaient côte à côte. Lui, lourd, les mains dans les poches de son imperméable ouvert. Elle, légère, pas bien grande, vêtue d’un tailleur, avec un poncho noir glissé sous les anses de son sac. Les pieds dans des escarpins qui la faisaient trotter. Il y avait foule, mais ce n'était pas celle de l’avenue Borriglione. Les touristes fortunés sont plus grands que la moyenne des gens d’ici. Les hommes ne portent jamais de manteau, jamais d’imperméable, par tous les temps, seulement des chemises blanches au col ouvert. Ils ressemblent à des loups. Leurs femmes sont trop jeunes, trop minces, trop grandes, trop maquillées. On reconnaît les Russes à leurs lèvres refaites. À un moment, sans se tourner vers lui et sans élever la voix, elle a dit:
— Je suppose que vous avez appris la nouvelle?
— En effet.
— Romain Cardix a songé à vous écrire, et puis il ne l’a pas fait. Il le fera plus tard. Je crois comprendre qu’il vous invitera à déjeuner.
— Au Club Nautique?
— Oui, au Club Nautique.
Alexandre n’a pas commenté. Ils ont attendu d'être installés à la terrasse. Ils ont commandé des cocktails. Il lui a tendu son étui à cigarettes. Un étui en argent ciselé. Elle a souri en avançant la main, comme si elle le reconnaissait, mais elle n’a rien dit, et lui s’est souvenu seulement alors que c'était un cadeau de Pascale. Et il n’a rien dit non plus. Ils ont attendu encore d'être servis. Puis il a dit:
— Pendant les deux années où nous nous sommes vus, je ne pouvais en parler à personne, j'étais tenu au secret, et ce n'était pas facile. Puis, quand elle a mis fin à notre histoire, j’ai dû me taire encore. Et maintenant qu’elle est morte, c'est comme si notre histoire s'effaçait. C’est comme si rien ne s'était passé dans la réalité des choses. Et c’est comme si moi-même je risquais de me perdre. Romain Cardix a une existence réelle, ainsi que vous, ainsi que toutes les personnes qui se sont réunies pour assister aux funérailles. Tandis que moi, voulez-vous me dire qui je suis? C’est comme si je n’existais pas. Comme si, d’un instant à l’autre, je devais retourner aux ténèbres d’où je viens.
— Vous avez perdu le contact ou vous avez pu vous parler encore, je veux dire après votre séparation?
— Un jour, un soir, elle m’a appelé. Elle m’a longtemps parlé. Je la sentais très proche. Mais elle ne voulait pas revenir sur sa décision.
— Sa maladie s’est déclarée tout à coup. Nous avons su la gravité du diagnostic du jour au lendemain.
— Il y a tellement de choses que je voudrais savoir. Ses enfants étaient avec elle?
— Maud habite à Nice. Elle ne l’a pas quittée. Félix est rentré de Singapour au dernier moment. C'est lui, je crois, qui a le plus souffert.
Sonia a des mains courtes, les ongles coupés ras sans vernis coloré. Elle porte en tout cinq bagues en argent, qui évoquent l’Asie. Elle doit en posséder plusieurs autres encore, qu’elle garde dans une coupe en céramique, posée sur un meuble, dans laquelle elle fouille, le matin, vite, distraitement, au moment de partir. Sonia est d’une douzaine d'années plus jeune que ne l'était Pascale, ce qui lui fait à présent l'âge approximatif qu’avait Pascale quand ils se sont rencontrés. Et inévitablement, entre l’une et l’autre, Alexandre va trouver des ressemblances. Comme ces phénomènes d’écho qui se produisent avec le temps, entre l'élève et le maître.
Sonia dit: Et moi, comment m’avez-vous trouvée?
Alexandre répond: Pascale parlait souvent de vous. Elle me disait: “Si je ne me dépêche pas, Sonia va me gronder.”
— Vous deviez me maudire!
— Il vous arrivait assez souvent de l’appeler quand elle était avec moi, ou c'était elle qui vous appelait au moment de partir. Et puis un jour, alors que je l’attendais, j’ai reçu un message de vous m’indiquant qu'elle ne pourrait pas venir.
— Et ce message, vous l’avez retrouvé?
— Grâce à votre prénom. Seize ans plus tard, Google me l'a rendu avec votre photo.
— Prodige de la technique! Et maintenant, qu’attendez-vous de moi? Des dates, des anecdotes, des photos?
— Des dates. Je voudrais retrouver des dates. Rien que des dates. Cela me suffirait.
— Je comprends. Vous avez cherché et vous en avez retrouvé combien?
— Jusqu’à présent, zéro. Je n’en ai retrouvé aucune. Un scrupule stupide. Il m'aurait paru indécent de garder trace de nos rencontres.
— Pourquoi?
— Je ne sais pas… Parce que l’attitude m’aurait paru mesquine. J’aurais eu le sentiment de thésoriser sur la grâce de nos rencontres. Ou de tailler des encoches sur la crosse de mon fusil. Le fait est que, maintenant qu’elle est morte, je me trouve les mains vides.
— Et vous pensez que moi…?
— Nos rendez-vous avaient tous lieu l’après-midi, les jours de semaine. Ce qui veut dire que Pascale prenait sur les horaires de son cabinet. Et comme vous étiez sa secrétaire… Je ne sais pas comment j’ai compris, ou comment j’ai pu imaginer que vous teniez un agenda qui ne concernait qu’elle.
— Le cabinet possède son agenda électronique sur lequel s’inscrivent les rendez-vous de tous les collaborateurs, mais j’avais été engagée comme secrétaire personnelle de Pascale Cardix, qui était l’actionnaire principale. Elle m’avait fait confiance. J'étais pleine d’admiration pour elle. Elle m’appelait son Bodyguard. Et, à côté de l’agenda électronique que je renseignais pour son compte, je tenais aussi un agenda papier.
— Si bien que…
— Attendez! N’allez pas si vite!
Elle bascule son buste en avant, elle pose ses coudes sur la table, elle montre ses mains dont les doigts s'écartent en éventail, elle joue avec une bague. Elle semble réfléchir. Puis elle dit:
— Au point où nous en sommes, je peux vous l'avouer... Cet agenda papier, j’ai couru l’acheter la première fois qu’elle m’a demandé de déplacer un rendez-vous pour vous rejoindre.
En parlant, elle regardait ses mains. Maintenant, elle tourne la tête et lui sourit. Et lui s'étonne:
— Elle vous l’a dit?
— À la façon qu’elle a eue de me demander de déplacer ce rendez-vous, j’ai compris qu’elle n’allait pas chez le dentiste. Elle était blême et excitée comme une puce ou comme une jeune fille. Elle avait besoin de parler, de le dire à quelqu'un. Et c’était moi son Bodyguard en même temps que sa confidente.
— Et cet agenda?
— Il tient en trois carnets de la marque Quo Vadis. J’ai refermé le troisième, deux ans plus tard, quand elle m’a annoncé qu’elle ne vous reverrait plus.
— Trois carnets, donc, que vous avez conservés?
— Bien sûr, ils sont chez moi!
— Et en face, ou à la place de chacun de nos rendez-vous, il est possible que vous ayez ajouté, quoi?
— Un signe discret. Une icône. Peut-être un petit cœur. En effet, ce n’est pas impossible. Cela ne prendra pas longtemps. Il suffit de vérifier.
Il recommençait de pleuvoir. Ils ont regardé la pluie, puis ils se sont quittés.

vendredi 13 septembre 2024

Cette fois-là (2)

Alexandre avait conscience de ne pas mener une vie très saine ni très raisonnable. Il avait renoncé à faire la cuisine. Le soir, il dînait dans un petit restaurant asiatique, tout près de chez lui, au haut de l’avenue Borriglione. À cette heure, beaucoup de Niçois qui travaillaient en ville prenaient le tramway pour regagner les quartiers nord. Ils habitaient dans des cités construites sur les collines qui regardaient la mer, que la blancheur de leurs façades faisait se perdre dans les nuages, avec ici et là des allures de fantômes. Mais depuis quelques années, les pannes d’électricité devenaient plus fréquentes, et les tramways restaient en panne, surtout pendant les périodes de fortes pluies, si bien que des foules se pressaient à pied à l’assaut des faubourgs. Alexandre regardait ces êtres défiler devant lui, se bousculer, se disputer ou rire, au contraire, de se voir l’un l’autre, les cheveux et le visage dégoulinants de pluie, quand il s’agissait de personnes plus jeunes, avides de s'amuser en dépit des conditions atmosphériques, et de faire des rencontres.

Il avait passé la journée dans ses livres et maintenant il admirait le spectacle de cette humanité grouillante et bigarrée, à laquelle se mêlaient les premiers réplicants qu’on reconnaissait à leur air égaré et dont on pouvait craindre que la pluie ne les rouille. Il ne dînait pas à l’intérieur du restaurant mais sur une terrasse fermée par de lourds rideaux de plastique transparent, et il jouissait du confort de cet abri au point de s’y attarder en buvant de la bière. Il restait là, buvant encore, jusqu’à ce que l’avenue se vide. Il attendait le moment magique où, sortant du restaurant, il trouverait la pluie crépitant sur le bitume désert. Alors, il relevait le col de son imperméable et il s'en allait marcher jusque chez lui en fumant des Lucky Strike.

Alexandre s’amusait de la pose qu’il prenait pour lui seul. Très jeune, il avait lu Le Grand Sommeil de Raymond Chandler, il avait vu le film, et il s'était identifié au personnage de Philip Marlowe. La philosophie n'était venue que plus tard, un peu par hasard, parce qu’il avait rencontré sur sa route un professeur sympathique. Il en avait fait son métier, encore que les livres qu’il publiait depuis une dizaine d’années dérogeaient aux critères du genre. Ils étaient plutôt ceux d’un moraliste. Il y prônait une attitude joyeuse, fondée sur une approbation du réel en dépit de ses aspects désespérants, au motif que le sujet humain n’avait pas le choix entre deux mondes; que les promesses d’un autre monde, fondé sur des principes de justice, s’étaient toujours soldées par davantage de misères et de crimes. Et ces livres satisfaisaient aux goûts d’un public fidèle, si bien qu’après la parution de chaque nouvel opus, son éditeur parisien attendait le suivant. Pourtant il vieillissait. Année après année, son corps était plus lourd et son esprit plus embrumé par les vapeurs du tabac et de l’alcool. Il n'était pas assez naïf pour ne pas s’attendre à un accident vasculaire cérébral ou à une dépression nerveuse qui l’empêcherait d'écrire; et d’ailleurs, n’avait-il pas épuisé son sujet? N’avait-il pas déjà tout dit? Et voilà qu’à présent, ayant appris la mort de Pascale Cardix, la belle ophtalmologue de la rue du Congrès et sans doute l’unique grand amour de sa vie, il était obsédé par la question absurde du nombre de fois.

De cette liaison déjà ancienne, qui avait marqué le milieu de son parcours terrestre, il n’avait gardé que des souvenirs épars, composés d’images qui lui revenaient à l’esprit dans l’ordre le plus aléatoire, qui n'étaient pas datées, qui ne se raccordaient pas, qui ne faisaient pas un film, et dont surtout il ne pouvait pas savoir si chacune était représentative d’une série ou d’un événement unique. Quand il revoyait Pascale s’asseoir dans son lit et lui tourner le dos, les reins cambrés, le buste nu dressé dans la pénombre, et plier les deux bras levés derrière la tête pour rattacher ses cheveux, il aurait voulu être sûr que l’événement s'était produit maintes et maintes fois; et c'était bien là, en effet, l’hypothèse la plus probable. Mais pouvait-il s’en convaincre sans se dire que peut-être cette divine apparition n’avait eu lieu que dix fois, ou peut-être qu’une seule. Et si ce n'était qu’une fois, comment ne pas craindre alors qu’il l’eût plutôt rêvée?

La question du nombre de fois recouvrait celle de la réalité des choses. Bernadette Soubirous a affirmé que la Vierge Marie lui était apparue dix-huit fois dans la grotte de Lourdes. Et cette apparition aurait pu se produire sept fois au lieu de dix-huit, ou peut-être trente-six, sans que l’affirmation soit moins crédible, ou qu’elle le soit davantage. Mais imaginons que Bernadette Soubirous n’aurait témoigné que d’une unique apparition. Pensez-vous que nous en parlerions encore? Ou plutôt que nous préférerions penser qu’il s'agissait d'un rêve ou d'une illusion d’optique?

Alexandre avait consacré la plupart de ses livres à discourir sur “le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui”, à célébrer son innocence qui allait de paire avec la plus terrible cruauté, tandis qu’il doutait à présent de la réalité de ce qu’il avait vécu. Non pas que l’expérience pût être tout à fait illusoire, mais parce que les souvenirs qu’il en gardait étaient rapides comme des comètes, insituables dans l’immensité du ciel, et que les images qu’ils montraient disparaissaient aussitôt qu’il les avait aperçues. Au point même que cette divinité qu’il voyait assise au bord de son lit et qui lui tournait le dos pour se recoiffer, il lui arrivait de n’être plus certain que ce soit Pascale.

Deux semaines sont ainsi passées dans les tourments de l’âme, au bout desquelles il a décidé d’aller à la rencontre de la seule personne qui pouvait le renseigner.

jeudi 12 septembre 2024

Cette fois-là (1)

Quand Alexandre Jacopo apprit la mort de Pascale Cardix, il y avait quinze ans qu’il ne l’avait pas revue. Hormis une fois à l’occasion d’un vernissage, dans une galerie d’art, sur le quai Lunel, et une autre fois à Paris, à la sortie d’un cinéma du boulevard de Clichy, sans qu’ils se soient parlé. Et en quinze ans, beaucoup de choses avaient changé: il avait vieilli, bien sûr, et surtout le réchauffement climatique avait rendu la planète beaucoup moins habitable. Aux longues périodes de sècheresse succédaient des mois entiers de pluies diluviennes, durant lesquels en plein midi il ne faisait pas tout à fait jour. Il continuerait d’écrire des livres, il garderait le privilège d’écrire des livres et de les publier, mais il savait que le contact avec les étudiants lui manquerait. Il prenait plaisir à diriger des thèses, et cette année-là serait la dernière où il pourrait le faire. Son étudiante favorite s’appelait Hélène Loriot. Depuis quatre ans, elle menait un travail sur Soeren Kierkegaard, et ils étaient convenus qu’elle le terminerait avant l’été où il devrait prendre sa retraite.

Elle venait le rencontrer chez lui une fois par mois, et le rendez-vous avait été pris pour qu’ils discutent d’un long développement dont elle lui avait envoyé le texte. Elle avait intitulé ce chapitre “Les fiançailles rompues”. Elle y mettait en parallèle les reculades matrimoniales du philosophe danois et celles de Franz Kafka. Et aussitôt qu’ils s’étaient installés dans leurs fauteuils habituels, où le rituel voulait qu’ils prennent le thé, il lui avait dit tout le bien qu’il pensait de ce travail, clair, précis, richement documenté, à quoi elle avait répondu: “J’avais craint que vous me reprochiez de trop m’intéresser à la vie de l’auteur.” Et lui: “Bien sûr, certains de mes collègues y trouveraient à redire. Nous devons y songer quant à savoir qui nous inviterons pour participer à votre jury. D’ailleurs, le moment est venu, mais c’est là mon affaire, et quant à moi, je pense que cette digression a toute sa place avec le reste.”

La jeune femme était ravie. Alexandre Jacopo de son côté gardait un air grave. Il lui adressa quelques remarques de détail concernant sa bibliographie. Elle en prit bonne note et comme, après cela, elle rangeait son carnet et se levait pour partir et comme il se levait aussi, il ajouta: “Je peux vous l’avouer, votre chapitre m’a touché plus particulièrement peut-être parce que je venais d’apprendre le décès d’une vieille amie”. Il avait parlé d’une voix à peine audible, en regardant ailleurs, comme s’il avait cherché le téléphone qu’elle aurait pu oublier sur la table. La jeune femme, en revanche, le fixait avec attention. La confidence de son professeur était inattendue. Pour la première fois, celui-ci montrait une faiblesse. Le rapport entre eux était inversé. Elle n’était pas sûre de s’en réjouir. Elle a hésité puis elle a dit: “Pardon, Monsieur, mais vous voulez parler d’une ancienne maîtresse?” Alors, il a tourné les yeux vers elle et le sourire de l’un répondait à celui de l’autre.
— Oui, vous avez raison, autant le dire.
— J’en suis désolée. Vous devez être triste.
— Oui, très triste, et en même temps troublé.
— Votre liaison était finie?
— Depuis bien des années. Mais il y a une question qui tourne dans ma tête. C’est une question impossible, qui dit et qui répète: “Combien de fois?” J’essaie de me convaincre que cette question n’a pas de sens, que je ne pourrai jamais y répondre, il n’en reste pas moins que je voudrais savoir.”
De nouveau l’étudiante a hésité, mais son professeur lui souriait en même temps qu’il avait des larmes dans les yeux. Alors, elle a fait appel à tout son courage, à tout son aplomb, et elle a dit:
— Vous voulez parler du nombre de fois où vous avez fait l’amour?
— En effet, du nombre de fois où elle est venue ici.
— Parce qu’elle venait ici?
— Oui, elle était mariée, et nous ne nous sommes jamais retrouvés qu’ici. Elle venait quand elle voulait, quand elle pouvait. Et elle restait une heure, quelquefois davantage. Mais je ne saurais dire combien de fois cela s’est produit, je n’ai gardé aucune trace matérielle de ses visites, et maintenant je voudrais savoir les dates de chacune, et cette question insiste. Elle trouble mon sommeil. C’est sans doute stupide.



dimanche 8 septembre 2024

Une clarinettiste

Il y avait une période de l’année où Laurent Dupuis me donnait rendez-vous, le soir, au bar de l’hôtel Westminster, sur la Promenade des Anglais. Souvent, quand nous avions ces rendez-vous, j’avais passé l’après-midi dans la partie sud de la ville, à travailler à la bibliothèque Dubouchage ou dans certains cafés où j’avais mes habitudes, et ensuite, quand nous avions quitté le Westminster, et après que nous nous soyons attardés un long moment encore sur la Promenade des Anglais, à marcher dans la nuit, en devisant côte à côte, il fallait que je retourne chez moi, tout à fait à l’opposé de la ville.

Je tournais le dos à la mer pour gravir les avenues qui s'éloignent du centre en direction des quartiers nord, ce qui revenait à traverser la ville de part en part. Je m’en allais en tramway par l’avenue Jean Médecin, puis par l’avenue Malaussena, puis par l’avenue Borriglione, enfin je m’engageais à pied dans l’avenue Cyrille Besset qui tourne et qui s'élève dans la nuit, comme si elle devait rejoindre un lieu magique où se tiendrait un bal populaire, avec une estrade en bois sur laquelle des membres de la même famille joueraient de divers instruments. Et l’affaire ne serait rien, je n’en parlerais pas, si ces retours solitaires ne m’avaient pas procuré une joie d’une nature et d’une intensité que je m’explique mal, qui tient du rêve, et s’ils n’occupaient pas dans mon esprit une place démesurée, comme si leurs circonstances s’étaient reproduites un nombre incalculable de fois, alors qu’ils ne concernent qu’une courte période.

Laurent Dupuis était revenu à Nice au milieu de l’été, et il m’avait appelé pour me le faire savoir. Il avait repris contact avec moi ainsi qu’avec trois ou quatre autres vieux camarades, et il m’avait expliqué qu’il avait fait le voyage pour vendre le bel appartement de la rue des Orangers où je l’avais connu quand nous étions étudiants et que ses parents vivaient encore, et qu’ensuite il retournerait à Buenos Aires, où il s’était marié, d’où il concluait que sa vie personnelle aussi bien que sa carrière étaient désormais là-bas.

Laurent Dupuis était celui d’entre nous qui avait le mieux réussi, qui était devenu célèbre. Il était l’un des meilleurs spécialistes de l’anglais médiéval et de sa littérature. Il avait beaucoup voyagé, il avait enseigné dans les meilleures universités du monde, et depuis quelques années il occupait un poste éminent à l’université de Buenos Aires. J’avais suivi sa carrière en feuilletant ses principaux ouvrages, et en lisant de plus près les interviews qu’il accordait à l’occasion de leurs sorties. Mais, de son côté, je croyais qu’il avait oublié mon existence, si bien que j’ai été surpris le jour où j’ai reconnu sa voix au téléphone.

Nous avons bavardé un assez long moment. Nous avons évoqué nos années d’études au lycée du Parc Impérial, et les garçons et les filles que nous y avions connus, mais il n’a pas souhaité que nous nous rencontrions dans les jours qui ont suivi: il faisait trop chaud, il avait trop de démarches administratives à effectuer concernant la succession de ses parents, aussi m’a-t-il promis qu’il me rappellerait au début de l’automne. Je ne l’ai pas cru, mais contre toute attente, c’est bien ce qu’il a fait. Et je ne m'attendais pas non plus à ce qu’il se montre alors si bien informé de mes propres travaux, plus modestes que les siens, puisque c'étaient ceux d’un critique musical n’ayant jamais rien publié de plus important qu’un petit ouvrage sur Anton Bruckner, paru quelque quinze ans auparavant dans la collection Solfèges des éditions du Seuil. Mais oui, il aimait la musique et il en écoutait beaucoup. Et comme son téléphone contenait plusieurs photos de son épouse, et comme il était fier de sa beauté, il me les a montrées le premier soir que nous nous sommes retrouvés au Westminster. Et en effet, Maria-Angela Calasso était très belle. Fille d’une riche famille de propriétaires terriens, elle avait été son étudiante avant de devenir sa maîtresse, et enfin son épouse. Inutile de dire qu’elle était notablement plus jeune que lui (que nous), ou faut-il dire qu’il était notablement plus vieux qu’elle? Il n’en espérait pas moins lui faire un enfant.

Je vois sur mon agenda que mon premier rendez-vous avec Laurent Dupuis à l’hôtel Westminster date du 23 septembre. J’en ai noté un autre à la date du 18 octobre. Il faut qu’il y en ait eu plusieurs autres ensuite, ou avant, que je n’ai pas notés. Mais ce dont je ne peux pas douter c’est qu’il soit reparti pour Buenos Aires avant Noël.

Je garde un souvenir très imprécis des échanges que nous avons eus au bar du Westminster puis en déambulant de conserve sur la Promenade des Anglais. Je sais qu’il m’a fait parler d’Anton Bruckner. Il avait lu mon ouvrage. Il connaissait beaucoup mieux l’œuvre de Gustav Mahler, qui était son compositeur favori, mais il n’ignorait pas celle de Bruckner, et surtout il avait à l'esprit que Gustav Mahler affirmait que Bruckner était son mentor.

Il m’a interrogé sur les habitudes de vie du vieil organiste, sur sa manie de compter jusqu'aux feuilles des arbres, sur sa supposée nécrophilie, sur son goût pour les très jeunes filles, dont aucune n’avait jamais prétendu qu’il eût abusé d'elle, ni qu’il l’eût seulement touchée du bout des doigts. Surtout il admirait que celui-ci ait poursuivi son œuvre jusqu’à son dernier souffle, alors même que le public et la critique se montraient tellement hostiles à son égard.
— Gustav Mahler n’a pas eu la vie facile. Mais lui, comment a-t-il fait? Où est-il allé chercher la force? C’est un mystère que je ne m’explique pas.
Je lui ai répondu comme j’ai pu. (Attendait-il de moi une réponse?) Quant à lui, il m’a parlé de son épouse, de la vaste hacienda dont sa famille était propriétaire, où il avait été reçu, de l'élevage des bovins, du goût du maté, des parfums mêlés des roses et de la figue, des orages qui se forment à l’horizon de la pampa, de la poussière, de la sueur, des manières des gauchos, et aussi des guitares que l’on entend la nuit et des rixes qui éclatent soudain, sans que les motifs ne soient jamais dits par les protagonistes: ils échangent un regard puis ils sortent pour se battre.
— Ce pays est tellement authentique, tellement attachant! me disait-il. Il faudra que tu viennes!” Et, par devers moi, je ne pouvais m'empêcher de penser que sa femme était riche, et que désormais il l'était aussi.

Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel serait de savoir combien de fois au juste nous nous sommes rencontrés. Ces rencontres n’ont pu s’échelonner qu’au cours du même automne, d’un seul automne niçois, mais au cours de cet automne, combien de fois ont-elles eut lieu? Je ne saurais le dire. Dans ma mémoire, tout se passe comme si elles marquaient non pas un moment de ma vie, mais plutôt un aspect, une face cachée de ma personne.

Depuis toujours et pour toujours, Laurent Dupuis et moi prenons l’apéritif au bar du Westminster. C’est l’automne. À l’intérieur. Il y a la musique d’un pianiste de jazz, qui joue une valse lente, son visage blême et anguleux baissé sur le clavier, presque à le toucher, et il y a le whisky que nous buvons, assis dans des fauteuils. Sans doute se fait-il que nous buvons trop de whiskies en grignotant à peine quelques morceaux de pissaladière, des petites olives noires et des pincées de cacahuètes. Ce n’est pas impossible et cela expliquerait des choses. Puis nous sortons bavarder en fumant des cigarettes sur le trottoir de la Promenade des Anglais, où il fait frais, où il ne tardera pas à pleuvoir. Nous marchons en direction de l’aéroport. Nous bavardons comme des camarades de lycée qui ont tellement vieilli qu’ils préfèrent ne plus se regarder mais qui se reconnaissent encore à quelque chose dans la voix. Et puis surtout, il y a mon retour en tramway à travers la ville, jusqu’à l’avenue Cyrille Besset que je gravis à pied, à l’abord de chez moi. Et c’est là enfin que je découvre, monté sur une estrade, cet orchestre tzigane dont j’ai parlé plus haut.

Car je l’ai bien vu et bien entendu. C’est là où je voulais en venir. Il était composé de quatre musiciens. La batterie était tenue par une jeune femme à la chevelure rousse. Le guitariste était un grand escogriffe aux cheveux longs dont une mèche noire comme l’aile d’un corbeau lui cachait la moitié du visage. L’accordéoniste, assis sur une chaise en paille, était probablement le père de famille, mais il se contentait de suivre la musique distraitement plutôt que la diriger. Si on l’avait interrogé, il aurait répondu que maintenant il était tranquille, ses enfants avaient pris la relève, oui, la “relève”, c’est le mot qu’il aurait employé. Et il en était content. Ainsi, pendant l’exécution d’un répertoire qu’il connaissait par cœur, il pouvait penser à autre chose, rêver aux voyages qu’il avait faits avec sa femme lorsque les enfants étaient petits, des longs voyages en calèche qui les avaient conduits jusqu’en Allemagne, sur le chemin du bord du Rhin, à une époque où ils possédaient encore des animaux savants. Enfin, debout sur le devant de la scène, il y avait une clarinettiste prodigieuse, toute jeune et qui pouvait aussi bien être un garçon. Et le public était absent. Ou plutôt j’étais le seul spectateur. L’estrade était absurdement surélevée, à moins qu’elle ne flottât dans l’air. Et, depuis que Laurent Dupuis est parti, depuis que l’avion qui devait le ramener en Argentine s’est abîmé en mer, j’essaie de les retrouver.

J’attends l’automne et, soir après soir, nuit après nuit, je refais le chemin depuis le bar du Westminster, je traverse la ville, puis je m’engage à pied dans l’avenue Cyrille Besset qui est obscure et presque toujours déserte. Je retourne ainsi vers ce carrefour situé au bas du boulevard Gorbella, et parfois je crois les entendre, reconnaître quelques notes d’une chanson, mais le vent les emporte, ou il se met à pleuvoir, et bientôt la musique se dissipe sans qu’ils me soient apparus.


 

vendredi 6 septembre 2024

La rencontre de Trieste

Les visages, les lieux, les circonstances que vous avez oubliés ne sont pas perdus. Il arrive qu’un jour ils vous reviennent en mémoire. Ils le font à l’improviste, et la place qu’ils prennent alors peut être bien plus grande que celle qu’ils ont occupée dans le passé de votre vie; et d’ailleurs ils peuvent vous paraître insolites en ce qu’ils ne vous concernent pas au premier chef, mais qu’ils se rattachent à des personnes que vous avez à peine connues, à des histoires qu’on vous a racontées, à des lectures que vous avez faites, à des silhouettes aperçues de loin, celle d’une jeune fille à bicyclette qui remontait le boulevard Gambetta pour aller nager à la piscine du Piol, à des airs de musique. Et comme, avec l’âge, il ne vous arrive plus rien de bien passionnant, ce sont eux désormais qui vous tiennent éveillé. Ils nourrissent votre attention et vous servent d’objets d’étude. Ainsi, avec l’âge, je suis devenu le collectionneur de mes propres souvenirs. Je m’efforce de les attraper au passage, je les observe à la loupe et je fais en sorte de les classer pour qu’ils ne se perdent plus. Je précise que je ne compte pas sur ces papillons aux jolies couleurs pour raconter mon histoire, puisqu’au contraire chaque nouvelle apparition vient contester (ou déconstruire) l’idée rassurante et lisse que je pouvais m’en faire lorsque j’étais plus jeune. En vieillissant, je ne me soucie plus d’avoir une histoire qui soit la mienne, toute la mienne, rien que la mienne, et qui fasse un roman. Il me suffit de me souvenir de certaines choses qui étaient restées jusque là enfouies, auxquelles je ne m’attendais pas de les voir apparaître, que je reconnais à peine, ou que je reconnais très bien alors qu’elles datent d’une époque où je n’étais pas né, et où donc je n’ai pas pu les connaître, comme je me dis en découvrant cette vidéo de Peggy Lee qui chante Why Don't You Do Right avec l’orchestre de Benny Goodman en 1942, et que ces choses en appellent d’autres auxquelles je m’attendais moins encore. Au fur et à mesure que je vieillis, la curiosité l’emporte et les fantômes ne me font plus peur. Je me propose de raconter la chasse à laquelle je me livre, les stratégies que j’ai mis en place, les ruses que j’emploie. Mais d’abord, il faut que je vous dise quelques mots de mon ophtalmologiste. J’emploie le mot d’ophtalmologiste plutôt que celui d’ophtalmologue ou celui d’oculiste parce que le premier a un air plus savant, qu’il fait songer à entomologiste, en quoi il implique l’idée de papillons. Et donc mon ophtalmologiste a son cabinet rue du Congrès, au bout de laquelle on voit la mer, mais son immeuble est vieux, majestueux et sombre, et quand j’en gravis les larges marches de marbre, je me demande chaque fois si c’est cette fois qu’elle m’annoncera que je vais devenir aveugle (le contraste entre le bleu délavé du ciel et de la mer qu’on aperçoit au bout de la rue et l’ombre à l’intérieur de la cage d’escalier, avec son marbre poussiéreux et ses carreaux de vitre mal sertis dans l’encadrement des portes), et comme une heure plus tard il se trouve que non, ce n’était pas pour cette fois, pas encore, je repars content, et il me reste un long après-midi devant moi où je peux me promener dans la ville, et j’ai le choix alors entre plusieurs cafés jusqu’à en trouver un qui convienne à l’humeur du moment, où je sors mon carnet, mes livres et où j’entreprends de rechercher sur mon téléphone en quelle année exactement James Joyce se lie d’amitié avec Italo Svevo, à Trieste, et si déjà à cette époque il a des problèmes de vue. Vérification faite, la rencontre a lieu en 1903. James Joyce, qui est né en 1882, a donc alors tout juste vingt et un ans, tandis que Svevo est né en 1861.

 

jeudi 5 septembre 2024

Chine ancienne

Les jours étaient si clairs que je me laissais surprendre par la soudaineté des soirs, et par l’abondance des pluies qui pouvaient s’abattre alors devant mon balcon. Le bleu le plus tendre continuait d’apparaître entre les nuages gris et roses. Du nombre de livres que j’avais sortis de ma bibliothèque, que j’avais feuilletés et empilés ça et là, dans l’espace étroit comme celui d’une cabane, je gardais une impression de voyages. Mon balcon se transportait en Chine ancienne. Je me souvenais d’une autre montagne que j’avais habitée lorsque j’étais très jeune, et du torrent qui grondait au pied du rocher hirsute où je me tenais debout, en équilibre.

Il y a les longs moments où le Vieillard se tient debout, sur son rocher hirsute, les bras croisés, avec le torrent qui gronde en contrebas.
Le soir surtout, et la nuit aussi bien.
Il faudrait qu’il se penche pour voir l’eau qui court aux tréfonds de la montagne, dans l’obscurité mêlée de racines et de lianes, et dont la voix résonne, mais il ne le fait pas.
Il écoute.

La question des fantômes qui le visitent alors, qu’il attend.
Des fantômes de princesses, ou des monstres, qu’il accueille comme ils viennent.

Je ne sais pas le nom de l’arbre planté sur son rocher, qui penche et dont l’abri lui sert de gîte.
Je vois des feuilles plates et larges comme des mains.
Les singes et les oiseaux criards, le jour durant, partagent son gîte, sautillant et volant dans les branches, au-dessus de sa tête, mais la nuit venue, ils se taisent et se rendent invisibles par crainte des fantômes.
Alors, il reste seul.

Pour moi, en fait de torrent qui gronde au pied du rocher, c’est le passage des tramways, éclairés à l’intérieur, qui filent sous mon balcon.

mardi 3 septembre 2024

Dans les gorges du Daluis

Nous n’étions jamais allés là-bas, nous ne nous étions jamais approchés de cet endroit, nous n’avions même jamais traversé l’Atlantique, et d’ailleurs Fut Manchu (c’était le nom que je lui avais attribué) n’avait pas dit que nous y avions été, il avait seulement dit qu’il nous y avait vus, ce qui incluait que ce puisse être en rêve, par l’imagination. Et si ces images étaient évidemment mensongères (des leurres, des attrape-nigaud, des miroirs aux alouettes), il n’en restait pas moins qu’elles avaient fait sur moi une forte impression, qu’elles m’avaient paru étrangement familières, comme si, plutôt que lui, c’était moi qui les avais rêvées. D’une certaine façon, j’avais cru nous y reconnaître, Louise et moi. Je n’en revenais pas. J’en restais bouche bée. Et, dans les jours qui ont suivi, je n’ai cessé d’y penser, de les revoir. Il fallait qu’à un moment ou un autre de notre existence commune, nous les ayons rencontrées, ces images (ces photos), mais où et quand? Impossible de le savoir. Jusqu’au jour où je l’ai su.

Dans une conférence de janvier 2022, Jean-Christophe Bailly explique que la photographie est emblématique de la modernité en art en tant que celle-ci repose sur le principe du prélèvement (ou de la cueillette). Denis Roche ne disait pas autre chose. Ne cherchait pas autre chose.

Le nom que je cherchais était celui de Denis Roche. Les photos que Fut Manchu m’avait décrites, qui auraient été prises au Mexique et sur lesquelles nous étions censés figurer, Louise et moi, nous les avions découvertes bien des années auparavant dans des livres de Denis Roche.

Le nom de Denis Roche m'est revenu à l’esprit un jour que je me trouvais en voiture remontant de Guillaumes par les gorges du Daluis. C'était par un matin d'octobre, le ciel était radieux, l’air d’une transparence qui aurait permis de faire des photos d'un “piqué” remarquable. J'étais descendu à Guillaumes pour faire quelques achats que m’avait demandés Zoé ou peut-être Eulalie. Maintenant je faisais partie de la maison et je devais me dépêcher pour apporter à Zoé (ou peut-être Eulalie) deux cubis de vin et de la charcuterie qui faisaient besoin pour le repas de midi. Et me trouvant seul dans ces virages vertigineux, soudain j’ai pensé “Guillaume(s), quel(s) Guillaume(s)?” et aussitôt après “Tant de roches rouges!”, et aussitôt après je me suis souvenu qu’à un moment de ma vie, et jusque tard encore, j’avais voulu être poète. Et c’est à ce moment que le nom de Denis Roche m’est venu à l’esprit.

Le fait est qu’ici (dans le cabinet de l’analyste), au fil des ans, je n’ai pas raconté mon histoire. J’ai raconté beaucoup de choses relatives à mon histoire mais je n’ai pas raconté mon histoire. Et parmi les choses que j’ai racontées, qui me venaient à l’esprit, beaucoup étaient inventées, purement imaginaires, encore que faites souvent de collages (ou de montages) de choses qui m’étaient réellement arrivées, la règle freudienne primordiale de la “libre association” voulant que je ne me soucie pas de la distinction entre celles qui étaient réelles et celles qui étaient inventées.


dimanche 1 septembre 2024

Voyage au Mexique

Un autre jour il m’a dit: Je vous ai vu au Mexique avec votre femme. Vous aviez un appareil photo entre les mains, un Rolleiflex je crois, vous faisiez du tourisme et là, vous étiez devant la pyramide de Kukulkan que vous essayiez de faire entrer dans la photo. Cela vous dit quelque chose?
MOI: Nous ne sommes jamais allés là-bas. Vous êtes sûr que c’était nous?
LUI: L’image disait que c’était vous.
MOI: Quel âge avions-nous?
LUI: Oh, vous étiez jeunes, la quarantaine peut-être.
MOI: Quand nous avions quarante ans, nos enfants étaient petits, ils voyageaient avec nous. Jamais nous n’avons voyagé sans eux. Ou peut-être deux ou trois fois à Paris, et une fois à Londres. Pas davantage. Ils n’étaient pas sur la photo?
LUI: Non, il n’y avait que vous sur la photo, et aucun autre touriste. Vous sortez d’une forêt où volent des perroquets ou des oiseaux de ce genre, et soudain, dans une clairière, la pyramide apparaît devant vous. Et votre femme se tient dans votre dos, tandis que vous vous approchez juste assez pour faire entrer la pyramide dans la photo. Comme on la voit, votre femme est très belle. Très lumineuse. Elle est prise de profil, dans un instant où elle se tourne, si bien que son visage est flou.
MOI: Le pire, c’est que ça ressemble assez! (Rire.) Où avez-vous pêché cela?
LUI: Et je ne veux pas m'appesantir sur le sujet, je ne voulais même pas vous en parler, mais puisque nous y sommes, autant le dire: il y a beaucoup d’autres photos aussi qui défilent à toute vitesse, associées à celle-ci.
MOI: Je ne comprends pas.
LUI: Oh, quantité de photos qui sont prises, non pas devant la pyramide mais dans votre chambre d’hôtel.
MOI: Dans notre chambre d’hôtel?
LUI: Oui, dans votre chambre d’hôtel. Vous êtes des touristes, il faut bien que la nuit vous dormiez quelque part, et même que vous fassiez la sieste, pendant de longues heures de la journée, quand il fait trop chaud pour sortir, et que vous preniez des douches. Est-ce que je me fais comprendre?
MOI: Oh, oui, maintenant je vois très bien. Vous essayez de me faire entendre que, sur ces photos, ma chère femme est dévêtue.
LUI: Elle l’est, en effet. Et pardon, mais je vous y vois aussi.
MOI: Moi aussi? Comment cela?
LUI: Cette chambre a beau être petite, elle n’en est pas moins meublée d’un grand lit, toujours défait, et d’une petite table en bois sur laquelle sont posées une machine à écrire et une rame de papier. Et puis, il y a un miroir. Un grand miroir. Vous imaginez la chose, ou faut-il que je vous fasse un dessin?
MOI: Vous voulez dire que, dans cette chambre, on nous voit tous deux dans le miroir?
LUI: Exactement. Sur beaucoup de photos, l’appareil que vous tenez entre vos mains apparaît dans le miroir, au premier plan, et votre femme se tient à côté de vous. Vous lui avez demandé de s’approcher assez pour entrer dans le cadre. Et elle se montre fièrement. D’une manière très digne et très belle. Vous pouvez me croire, ces images n’ont rien d’indécent.
MOI: Vous m’avez presque convaincu. Et puis, au point où nous en sommes, dommage que je ne les voie pas, moi aussi, ces photos. Que je ne les aie pas gardées.
LUI: Ne vous plaignez pas. Grâce à moi, grâce au pauvre fantôme que je suis, maintenant vous les verrez.
MOI: Mais on ne m’avait pas dit que vous étiez un assassin?