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Cette fois-là (2)

Alexandre avait conscience de ne pas mener une vie très saine ni très raisonnable. Il avait renoncé à faire la cuisine. Le soir, il dînait dans un petit restaurant asiatique, tout près de chez lui, au haut de l’avenue Borriglione. À cette heure, beaucoup de Niçois qui travaillaient en ville prenaient le tramway pour regagner les quartiers nord. Ils habitaient dans des cités construites sur les collines qui regardaient la mer, que la blancheur de leurs façades faisait se perdre dans les nuages, avec ici et là des allures de fantômes. Mais depuis quelques années, les pannes d’électricité devenaient plus fréquentes, et les tramways restaient en panne, surtout pendant les périodes de fortes pluies, si bien que des foules se pressaient à pied à l’assaut des faubourgs. Alexandre regardait ces êtres défiler devant lui, se bousculer, se disputer ou rire, au contraire, de se voir l’un l’autre, les cheveux et le visage dégoulinants de pluie, quand il s’agissait de personnes plus jeunes, avides de s'amuser en dépit des conditions atmosphériques, et de faire des rencontres.

Il avait passé la journée dans ses livres et maintenant il admirait le spectacle de cette humanité grouillante et bigarrée, à laquelle se mêlaient les premiers réplicants qu’on reconnaissait à leur air égaré et dont on pouvait craindre que la pluie ne les rouille. Il ne dînait pas à l’intérieur du restaurant mais sur une terrasse fermée par de lourds rideaux de plastique transparent, et il jouissait du confort de cet abri au point de s’y attarder en buvant de la bière. Il restait là, buvant encore, jusqu’à ce que l’avenue se vide. Il attendait le moment magique où, sortant du restaurant, il trouverait la pluie crépitant sur le bitume désert. Alors, il relevait le col de son imperméable et il s'en allait marcher jusque chez lui en fumant des Lucky Strike.

Alexandre s’amusait de la pose qu’il prenait pour lui seul. Très jeune, il avait lu Le Grand Sommeil de Raymond Chandler, il avait vu le film, et il s'était identifié au personnage de Philip Marlowe. La philosophie n'était venue que plus tard, un peu par hasard, parce qu’il avait rencontré sur sa route un professeur sympathique. Il en avait fait son métier, encore que les livres qu’il publiait depuis une dizaine d’années dérogeaient aux critères du genre. Ils étaient plutôt ceux d’un moraliste. Il y prônait une attitude joyeuse, fondée sur une approbation du réel en dépit de ses aspects désespérants, au motif que le sujet humain n’avait pas le choix entre deux mondes; que les promesses d’un autre monde, fondé sur des principes de justice, s’étaient toujours soldées par davantage de misères et de crimes. Et ces livres satisfaisaient aux goûts d’un public fidèle, si bien qu’après la parution de chaque nouvel opus, son éditeur parisien attendait le suivant. Pourtant il vieillissait. Année après année, son corps était plus lourd et son esprit plus embrumé par les vapeurs du tabac et de l’alcool. Il n'était pas assez naïf pour ne pas s’attendre à un accident vasculaire cérébral ou à une dépression nerveuse qui l’empêcherait d'écrire; et d’ailleurs, n’avait-il pas épuisé son sujet? N’avait-il pas déjà tout dit? Et voilà qu’à présent, ayant appris la mort de Pascale Cardix, la belle ophtalmologue de la rue du Congrès et sans doute l’unique grand amour de sa vie, il était obsédé par la question absurde du nombre de fois.

De cette liaison déjà ancienne, qui avait marqué le milieu de son parcours terrestre, il n’avait gardé que des souvenirs épars, composés d’images qui lui revenaient à l’esprit dans l’ordre le plus aléatoire, qui n'étaient pas datées, qui ne se raccordaient pas, qui ne faisaient pas un film, et dont surtout il ne pouvait pas savoir si chacune était représentative d’une série ou d’un événement unique. Quand il revoyait Pascale s’asseoir dans son lit et lui tourner le dos, les reins cambrés, le buste nu dressé dans la pénombre, et plier les deux bras levés derrière la tête pour rattacher ses cheveux, il aurait voulu être sûr que l’événement s'était produit maintes et maintes fois; et c'était bien là, en effet, l’hypothèse la plus probable. Mais pouvait-il s’en convaincre sans se dire que peut-être cette divine apparition n’avait eu lieu que dix fois, ou peut-être qu’une seule. Et si ce n'était qu’une fois, comment ne pas craindre alors qu’il l’eût plutôt rêvée?

La question du nombre de fois recouvrait celle de la réalité des choses. Bernadette Soubirous a affirmé que la Vierge Marie lui était apparue dix-huit fois dans la grotte de Lourdes. Et cette apparition aurait pu se produire sept fois au lieu de dix-huit, ou peut-être trente-six, sans que l’affirmation soit moins crédible, ou qu’elle le soit davantage. Mais imaginons que Bernadette Soubirous n’aurait témoigné que d’une unique apparition. Pensez-vous que nous en parlerions encore? Ou plutôt que nous préférerions penser qu’il s'agissait d'un rêve ou d'une illusion d’optique?

Alexandre avait consacré la plupart de ses livres à discourir sur “le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui”, à célébrer son innocence qui allait de paire avec la plus terrible cruauté, tandis qu’il doutait à présent de la réalité de ce qu’il avait vécu. Non pas que l’expérience pût être tout à fait illusoire, mais parce que les souvenirs qu’il en gardait étaient rapides comme des comètes, insituables dans l’immensité du ciel, et que les images qu’ils montraient disparaissaient aussitôt qu’il les avait aperçues. Au point même que cette divinité qu’il voyait assise au bord de son lit et qui lui tournait le dos pour se recoiffer, il lui arrivait de n’être plus certain que ce soit Pascale.

Deux semaines sont ainsi passées dans les tourments de l’âme, au bout desquelles il a décidé d’aller à la rencontre de la seule personne qui pouvait le renseigner.

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