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Cette fois-là (4)

Trois jours plus tard, Alexandre reçoit par courrier électronique une liste de dix dates. Sonia y ajoute: “Il se peut que j’en loupe, mais ces dix me paraissent certaines”. Dix, ce n’est pas beaucoup. Et surtout, elles ne lui disent rien. Elles correspondent en effet aux deux années où Pascale fut sa maîtresse, mais impossible d’y ranger des images. Il se souvient qu’en prévision de ses visites, il remplissait son frigidaire. Elle n’avait pas pris le temps de déjeuner pour recevoir ses premiers clients et se libérer ensuite. Il fallait qu’il pût lui proposer, avant qu’elle ne reparte, de quoi se nourrir. Un jour, ils mangent des huîtres en buvant du champagne. Un autre jour, il lui propose des tranches de rosbif avec de la moutarde et du vin rouge. Un autre jour, il lui lit un poème de Baudelaire: “Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble…” Il se souvient aussi des changements de lumière. La première fois qu’elle est venue, il a fait mine de tirer les rideaux, mais, tandis qu'elle se dévêtait, assise au bord du lit, elle a dit que non, c'était inutile, et il avait compris qu’elle ne voulait pas. Et, en effet, c'était un délice de découvrir après l’amour qu’il faisait presque nuit. Ils allaient à la fenêtre, ils s’y tenaient debout à regarder la pluie ou, au contraire, en d’autres saisons, le bleu turquoise du ciel où des nuages blancs, joufflus comme des anges, viraient au rose. Mais à laquelle de ces dix dates chacun de ces souvenirs peut-il se rapporter? Il reste incapable de le dire. Et comme il en est incapable, il décide de ne plus y penser et il part en voyage. Son voyage dure une bonne partie de l'été et, à son retour, il doit corriger les épreuves d’un livre, et plusieurs semaines se passent encore avant qu’il ne reçoive de Sonia une invitation à prendre le thé chez elle. Et il découvre qu’elle habite à deux pas de chez lui, dans la rue Cyrille Besset. Et comment se peut-il alors qu’il ne l’y ai jamais rencontrée?

Il se rend à l’adresse indiquée. C’est un après-midi d’automne où il fait chaud, où le ciel est gris et où l'air est vicié de particules toxiques. Où on respire des cendres retombées d’un lointain incendie. Ou peut-être d’une centrale nucléaire qui serait entrée en fusion au milieu des forêts. Où on voudrait sans le dire que tout cela finisse. Elle l’a prévenue qu’elle habite au dernier étage sans ascenseur, et il gravit les cinq étages en s'étonnant de la pauvreté de l’immeuble. Des étages entiers semblent inoccupés, et cet air d’abandon contraste avec l'élégance de l’image qu’il avait gardée d’elle, qu’elle lui avait montrée, ce soir de printemps où ils ont tellement parlé, où elle avait ce fin sourire et où elle jouait avec ses bagues.

Quand elle lui ouvre sa porte, il découvre que son appartement occupe une soupente, mais la pièce où elle l’introduit est vaste et joliment meublée. La lumière est si rare qu’il distingue à peine les couleurs de la tunique de coton qu’elle porte sur ses jambes nues. Une table basse est servie pour le thé, on entend de la musique indienne, et d’abord il reste debout à considérer de grandes photos qui ornent les murs. Il les voit mal. Il lui demande de mieux les éclairer. Elle allume des spots en se tenant à distance de lui et des photos devant lesquelles il s'arrête, l’une après l’autre, sans rien dire. Ce sont des images en noir et blanc de paysages arides, désertiques, qui ont été choisis parmi ceux du Maghreb ou peut-être de Provence. Et d’abord il ne remarque pas les cartes postales en couleur qui sont épinglées au mur, sous chacune d’entre elles. Et enfin, il se penche. Il lui demande de mieux les éclairer, et comme elle fait, toujours de loin, derrière son dos, il comprend et il dit d’une voix un peu sourde:
— Vous êtes allée sur les traces de Paul Cézanne. Vous avez photographié les paysages que Cézanne avait peints.
— Oui, il m’a fallu plusieurs années. C’est un travail déjà ancien mais c’est celui auquel je tiens le plus.
— Pour ce que j’en vois, la définition me paraît remarquable. Vous avez fait cela avec quel appareil?
— Avec un Rolleiflex sans âge, toujours fixé sur un pied.
— Vous vous êtes promenée dans la campagne avec un Rolleiflex? Le pied devait être sans âge, lui aussi, par conséquent très lourd?
— Exactement. Il faisait une chaleur accablante, je transportais mon matériel, j’étais assaillie par des insectes qui me piquaient, je crois que les gens des fermes et des villages me prenaient pour une folle.
— Et j’imagine que c’est vous qui les avez développées?
— Oui, ici, dans mon laboratoire. Je vous le montrerai tout à l’heure, si vous voulez. Mais maintenant, le thé est prêt. C’est du thé russe. J’espère que vous aimez le thé russe? J’ai préparé des pancakes.
— Et moi, j’ai apporté des petits-fours. 
 

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