Accéder au contenu principal

Georges Forestier et la fabrique des œuvres

J'ai eu la chance de fréquenter Georges Forestier quand nous étions très jeunes. Ce devait être en 1967-69. Nous découvrions ensemble les chansons de Bob Dylan. Je l'ai retrouvé bien plus tard à Paris, quand Baptiste était élève de classe préparatoire au lycée Louis-Legrand. Nous avons déjeuné tous les trois, un jour d'hiver, au jardin du Luxembourg. Georges était alors devenu un personnage important du milieu universitaire, spécialiste incontesté du théâtre classique. Mes amis Michel Roland-Guill et Denis Castellas l'ont fréquenté eux aussi, à d'autres moments. Nous avons été stupéfaits d'apprendre son décès en avril dernier. Nous étions tous les quatre de la même année: 1951. Michel a eu l'idée de consulter bientôt après sa fiche sur Wikipédia, et il en a rapporté ce paragraphe qu'il a partagé avec nous: "Pour Georges Forestier, la mission principale des études littéraires consiste à se détacher de l'attitude normale du lecteur ou du spectateur (ressentir des émotions, et se livrer à des interprétations) pour tenter de pénétrer dans l'atelier de l'écrivain afin d'essayer de comprendre comment l'œuvre se fait et quel a pu être le cheminement de son auteur." Ces lignes m'ont ému parce que j'aurais pu les écrire.

On peut aimer le vin mais il faut cultiver ce goût pour devenir capable de distinguer et de nommer les différents arômes dont se compose un bouquet. Comme on peut aimer la musique en étant capable, ou sans être capable, de distinguer et de dire de quoi elle est faite.

Je me souviens d'une anecdote dont je ne sais pas d'où je la tiens, qui met en scène Pierre Boulez et Igor Stravinsky, debout, côte à côte. Le vieux maître tient à la main une partition nouvellement écrite qu'il montre à son jeune collègue. Pierre Boulez y regarde puis il pointe son doigt sur une mesure en disant: "Pardon, mais il y a là une erreur!" Stravinsky proteste d'abord puis, regardant de plus près, reconnaît qu'en effet un bécarre est malencontreusement venu s'écrire à la place d'un bémol, ou peut-être l'inverse.

Il y a beau temps que je me dis que la scène littéraire ne serait pas dans l'état où elle est, où une poule serait en peine de retrouver ses poussins, si les professeurs de lettres et les critiques s'attachaient moins à interpréter les œuvres pour plutôt nous apprendre de quoi et comment elles sont faites. Quand, sur France-Musique, un critique nous parle de telle sonate pour piano de Maurice Ravel, il s'attarde aux détails de sa composition, il nous livre certains secrets de fabrication, et en cela il éduque nos oreilles. Tandis que, quand un critique évoque tel roman qui vient de paraître, le plus souvent il nous parle de tout autre chose. Et c'est, le plus souvent, de société ou de politique.

Je me souviens que, ce jour-là, au jardin du Luxembourg, nous avions évoqué nos goûts communs pour les romans d'Émile Zola, et que Georges Forestier nous avait dit: "Bien sûr, avec la misère des peuples, avec la politique, on peut faire de l'art. Mais c'est à condition de comprendre qu'avec l'art, on ne fait pas de politique."



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...