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La rencontre de Trieste

Les visages, les lieux, les circonstances que vous avez oubliés ne sont pas perdus. Il arrive qu’un jour ils vous reviennent en mémoire. Ils le font à l’improviste, et la place qu’ils prennent alors peut être bien plus grande que celle qu’ils ont occupée dans le passé de votre vie; et d’ailleurs ils peuvent vous paraître insolites en ce qu’ils ne vous concernent pas au premier chef, mais qu’ils se rattachent à des personnes que vous avez à peine connues, à des histoires qu’on vous a racontées, à des lectures que vous avez faites, à des silhouettes aperçues de loin, celle d’une jeune fille à bicyclette qui remontait le boulevard Gambetta pour aller nager à la piscine du Piol, à des airs de musique. Et comme, avec l’âge, il ne vous arrive plus rien de bien passionnant, ce sont eux désormais qui vous tiennent éveillé. Ils nourrissent votre attention et vous servent d’objets d’étude. Ainsi, avec l’âge, je suis devenu le collectionneur de mes propres souvenirs. Je m’efforce de les attraper au passage, je les observe à la loupe et je fais en sorte de les classer pour qu’ils ne se perdent plus. Je précise que je ne compte pas sur ces papillons aux jolies couleurs pour raconter mon histoire, puisqu’au contraire chaque nouvelle apparition vient contester (ou déconstruire) l’idée rassurante et lisse que je pouvais m’en faire lorsque j’étais plus jeune. En vieillissant, je ne me soucie plus d’avoir une histoire qui soit la mienne, toute la mienne, rien que la mienne, et qui fasse un roman. Il me suffit de me souvenir de certaines choses qui étaient restées jusque là enfouies, auxquelles je ne m’attendais pas de les voir apparaître, que je reconnais à peine, ou que je reconnais très bien alors qu’elles datent d’une époque où je n’étais pas né, et où donc je n’ai pas pu les connaître, comme je me dis en découvrant cette vidéo de Peggy Lee qui chante Why Don't You Do Right avec l’orchestre de Benny Goodman en 1942, et que ces choses en appellent d’autres auxquelles je m’attendais moins encore. Au fur et à mesure que je vieillis, la curiosité l’emporte et les fantômes ne me font plus peur. Je me propose de raconter la chasse à laquelle je me livre, les stratégies que j’ai mis en place, les ruses que j’emploie. Mais d’abord, il faut que je vous dise quelques mots de mon ophtalmologiste. J’emploie le mot d’ophtalmologiste plutôt que celui d’ophtalmologue ou celui d’oculiste parce que le premier a un air plus savant, qu’il fait songer à entomologiste, en quoi il implique l’idée de papillons. Et donc mon ophtalmologiste a son cabinet rue du Congrès, au bout de laquelle on voit la mer, mais son immeuble est vieux, majestueux et sombre, et quand j’en gravis les larges marches de marbre, je me demande chaque fois si c’est cette fois qu’elle m’annoncera que je vais devenir aveugle (le contraste entre le bleu délavé du ciel et de la mer qu’on aperçoit au bout de la rue et l’ombre à l’intérieur de la cage d’escalier, avec son marbre poussiéreux et ses carreaux de vitre mal sertis dans l’encadrement des portes), et comme une heure plus tard il se trouve que non, ce n’était pas pour cette fois, pas encore, je repars content, et il me reste un long après-midi devant moi où je peux me promener dans la ville, et j’ai le choix alors entre plusieurs cafés jusqu’à en trouver un qui convienne à l’humeur du moment, où je sors mon carnet, mes livres et où j’entreprends de rechercher sur mon téléphone en quelle année exactement James Joyce se lie d’amitié avec Italo Svevo, à Trieste, et si déjà à cette époque il a des problèmes de vue. Vérification faite, la rencontre a lieu en 1903. James Joyce, qui est né en 1882, a donc alors tout juste vingt et un ans, tandis que Svevo est né en 1861.
 

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