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Meurtre sur un balcon (2)

“Hortense est venue étudier à la Villa Arson parce qu’elle savait que j’y enseignais. Elle était titulaire d’un diplôme en sciences de la biodiversité qu’elle avait obtenu à l’université de Lyon. Elle s’intéressait aux parfums. Elle avait envisagé d’abord de travailler à Grasse, dans un laboratoire où s’inventent de nouveaux parfums. Et puis, elle s’est intéressée à l’art. Elle a découvert l’utilisation des végétaux dans l’art contemporain. Elle a visité des expositions. Elle a visité des jardins. Elle a regardé des vidéos sur YouTube. Elle a lu. Sa mère lui assurait des revenus suffisants pour qu’elle ne soit pas pressée de choisir un métier, et aussi pour qu’elle puisse voyager. Elle a fait un voyage à Singapour. Elle a découvert mon travail en visitant une installation que j’avais réalisée en Suisse, dans une forêt, près de Gstaad. Puis d’autres encore. Elle m’avait écrit. J'ai longtemps habité en Suisse. Puis, en devenant professeure à Nice, j'ai voulu habiter à la campagne. J’ai trouvé à louer cette villa qui possède un jardin. Je ne retourne à Nice que deux fois par semaine. Tout le reste de mon temps, je le passe ici. À m’occuper de mes plantes. J’y reçois mes étudiants. Hortense a pris l’habitude d’y venir. Elle était la personne la plus simple et la plus agréable. Je lui ai proposé de faire ses propres plantations sur une terrasse que je vous montrerai tout à l’heure. Elle y passait des heures. Nous déjeunions d’une salade confectionnée avec les légumes et les fruits que nous avions cueillis. Je lui parlais des meilleurs représentants du land art que j’ai connus, que j’ai fréquentés. Je lui montrais les plans des installations sur lesquelles je travaille. Elle hochait la tête. Si elle me faisait une remarque, les concernant, c’était d’ordre technique. De mon côté, je lisais les notes, je regardais les croquis et les photos qu’elle voulait me montrer. Je lui prêtais des livres. Et puis, elle s’en allait. Parfois, elle était venue et repartie d’ici sans que je la voie. Elle savait où trouver la clé et elle la déposait ensuite derrière le pot de géranium, sur la margelle de la fenêtre. Elle n’avait pas besoin de beaucoup de conseils. Elle était déjà en relation avec deux ou trois galeries. C’était une étudiante sérieuse. Discrète. Elle avait choisi une direction. Elle savait où elle allait. S’il faut chercher l’auteur du crime parmi les autres élèves de l’école? On peut imaginer, bien sûr, une aventure amoureuse qui aurait mal tourné. Mais ce n’est pas le genre de la maison. Nos étudiants ont des mœurs plutôt libres. Ils ne prennent pas la peine d’échanger des promesses. Je ne saurais pas même vous dire si elle préférait les filles ou les garçons. Mais, pour autant que nous parlons de la même personne, je peux vous assurer qu’Hortense menait l’existence la plus saine. Elle était végétarienne. Elle faisait du yoga, elle ne buvait pas d’alcool, elle ne se droguait pas, elle parlait assez souvent avec sa mère au téléphone ou, je veux dire, sur l’écran de son ordinateur, et elle courait tous les matins avec, à son poignet, une montre connectée qui lui permettait de mesurer les distances parcourues et son rythme cardiaque.”

Ces propos tenus par Sybille Antonelli, la professeure d'Hortense Piqueur, ont été recueillis par Tristan Vincourt, l’adjoint de Philippe Lazlo, lors de la visite qu’il lui a faite dans sa maison de Saint Jeannet. Puis, lorsque celui-ci la quitte, Sybille se demande pourquoi elle ne lui a pas parlé de Xavier Tuchard. Elle pense qu’elle aurait dû le faire mais, aussi bien, qu’aurait-elle pu lui dire? Et alors, elle s’en va chercher l’album manuscrit qu’Hortense a laissé chez elle.

Il est sur son bureau. Elle sait qu’il est sur son bureau, au premier étage de la villa, alors elle monte le chercher. Depuis le premier jour qu’elle a appris l’assassinat d’Hortense Piqueur, elle s’est souvenu de l’album que celle-ci avait laissé chez elle, un gros cahier à spirale sur lequel elle notait au jour le jour ses expériences de botanique, ses idées, ses projets, sur les pages duquel elle faisait des croquis, elle collait des photos, parfois sans aucun rapport avec sa recherche. Hortense parlait à son propos de scrapbooking. Elle utilisait des feutres de différentes couleurs et même des pinceaux, ce qui le rendait joli à voir. C’était le journal d’expériences en plusieurs volumes, couvrant deux années de recherche, qu’elle devrait présenter au jury lors de l’examen final qui était prévu pour le printemps prochain, avec d’autres réalisations, bien sûr, sur différents supports, certaines en format numérique, et en toute confiance elle avait laissé le quatrième et dernier cahier de la série à la villa, pour que sa professeure ait le temps de le feuilleter, d’y ajouter peut-être des post-it, comme depuis deux ans elle avait fait avec les précédents volumes. Et Sibylle jusque-là ne l’avait pas ouvert. Il était resté sur une table, parmi des tonnes de livres et de papiers de toutes sortes qu’elle accumulait dans son bureau, à l’étage de la villa où se trouvent aussi sa chambre et sa salle de bain.

Qu’est-ce qui l’a retenue? Qu’est-ce qui la retient encore? 

À partir de quel moment au juste Sybille a-t-elle commencé à se demander si Hortense Piqueur n’était pas entrée en relation avec Xavier Tuchard, le savant botaniste? D’où lui en est venue l’idée? Qu’est-ce qui a fait germer ce doute dans son esprit? Elle en était à se demander pourquoi Hortense ne lui parlait pas de lui, ne lui disait rien de leurs échanges, comme si cette relation entre eux était chose certaine, comme si même elle en devinait la nature, alors que pas une fois l’étudiante n’avait fait allusion à lui, que nulle part dans sa bibliographie elle ne citait ses travaux, que tout portait à croire au contraire qu’elle ignorait son nom? Ou peut-être précisément à cause de cela.

Sibylle Antonelli n’a pas accès, bien sûr, aux courriers électroniques de son étudiante, mais, la dernière fois qu’elle est venue, celle-ci a laissé son cahier d’expériences à la villa, et il eût été normal qu’elle (Sybille) parle de ce cahier au jeune inspecteur, qu’elle monte le chercher dans son bureau pour le lui remettre, mais elle ne l’a pas fait. Et aussitôt que celui-ci est parti, elle se décide. Elle veut en avoir le cœur net.

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