La pièce où les garçons furent admis était un champ de ruines. Elle était si mal éclairée qu'Achille y était comme une ombre. Il fit asseoir ses visiteurs sur son lit tandis qu’il se tenait debout pour leur parler. D’abord, il fut question d’un jeu qui s’appelait Empty Spitfire. Il dit:
— C’est un jeu réputé le plus sombre et le plus difficile. L’univers est celui des dernières années de la guerre où les villes allemandes sont impitoyablement bombardées par l’aviation britannique. Les combats ont lieu dans le ciel. Ils opposent les Spitfire anglais aux Messerschmitt allemands. Le joueur se voit attribuer un Spitfire qu’il pilote à distance. Le but est d’échapper aux tirs des chasseurs allemands pour aller s’écraser sur l’immeuble de Berlin où se cache le Führer. De sacrifier sa vie en mettant ainsi fin à la guerre qui ravage le monde. Alors, le vainqueur obtiendra pour récompense de connaître le Secret, un secret ultime dont on devine qu’il est lié à la mort du Führer. Et donc, j’y ai joué. Je m’y suis livré comme je ne m’étais jamais livré à aucun de ces jeux diaboliques. En faisant s’écraser mon avion sur la cible désignée, j’ai remporté la partie. Et c’est alors que la Voix m’a parlé. Elle résonnait derrière l’écran de mon ordinateur. Elle m’a dit: “Tu as gagné le droit de le savoir! Les pires crimes qui sont commis aujourd’hui dans le monde, depuis la mort du Führer, le sont par la même créature qui n’est rien d’autre que la réincarnation du Führer, ou son fantôme. Celui-ci prend des apparences différentes dans tous les cas, mais au-delà des apparences, il ne s’agit jamais que d’une même entité: cette Puissance Personnelle du Mal (PPM) qu’on a jadis appelée Lucifer, ou le Prince des Ténèbres, et qui continue à présent de régner sur le monde.”
D’abord, ils ont regardé Achille, tandis que celui-ci ne les regardait pas. Il regardait au-dessus de leurs têtes, dans le noir, dans le vide. Puis, ils ont baissé les yeux et il a dit:
— J'étais sans voix. Je suis resté debout devant l’écran de mon ordinateur comme je le suis devant vous maintenant. Vous pouvez imaginer que cette révélation m’a plongé dans le plus grand effroi. À cause de l’horreur des crimes en question, ceux dont j’avais déjà eu connaissance, comme tout un chacun, au fil des ans, et ceux que je découvrais alors, dont les images s’affichaient sur l’écran de mon ordinateur et qui bombardaient mon esprit avec la plus grande violence et dans le plus grand désordre. Des images d’assassinats, de catastrophes prétendument naturelles, de strangulations, d'écartèlements, de ruptures de barrage, de raz-de-marée, de déraillements de train, de tours jumelles que percutent des avions en plein vol, de rapts, de viols, d’enfermements d’otages dans des tunnels, de tortures et de décapitations. Mais mon effroi tenait aussi à ce que je savais être seul à connaître le Secret. J’étais foudroyé par l'idée que la révélation qui m’était ainsi faite ne s’adressait qu’à moi. Je ne pouvais pas oublier que le jeu était régi par une règle donnée dès l’ouverture et répétée au démarrage de chaque session, selon laquelle le Secret ne serait livré qu’au vainqueur de la course, et à lui seul parmi les autres. Or, pour remporter la partie, j’avais investi dans la compétition toute mon habileté et toute ma force. J’avais bataillé sans relâche, nuit et jour, pour arriver le premier, et maintenant que j’avais atteint le but, que j’avais triomphé, j’étais écrasé par le poids de ce qu’aucun être humain n’aurait dû savoir, et de ce qu’aucun autre que moi ne saurait jamais.
Il s’est tu. Ils ont attendu. Ils craignaient que la moindre question, venant de leur part, ne tarisse le flot de ses aveux. Achille était décidé à tout dire, il suffisait qu’ils l’écoutent en silence, qu’ils lui laissent le temps. Il cherchait ses mots comme des oiseaux qui auraient voleté au-dessus de sa tête. Il suffisait qu’il en attrape un. Enfin il a dit:
— Comprenez-moi! La voix ne m’interdisait pas de partager le secret qui m'était livré avec d’autres personnes, mais comment aurais-je pu le faire? Qui m’aurait cru si j’avais parlé de cet auteur unique de tous les crimes les plus atroces et les plus divers, commis au même moment dans les lieux les plus éloignés de la planète? L’hypothèse de l’existence de cette entité fantomatique était tellement absurde, tellement contraire à l'expérience commune aussi bien qu’à tout ce que nous enseigne la science, qu’on m’aurait pris pour un fou. Et le pire n’était pas là encore.
Un nouveau silence. Un nouvel arrêt, puis il a dit:
— Mes tempes battaient et l’angoisse me serrait à la gorge quand j’en suis venu à douter d’avoir gagné par mes propres moyens. Fallait-il croire, en effet, que mon talent de joueur était tellement hors du commun que j’avais mérité grâce à lui cette révélation? Ou ne fallait-il pas imaginer plutôt que la victoire m’avait été accordée d’avance, parce que la révélation ne pouvait et ne devait s’adresser à nul autre que moi? Que, par un privilège dont je ne voulais pas imaginer la cause, celle-ci m’était destinée depuis toujours, je veux dire depuis ma naissance et peut-être même depuis la naissance du monde? Mais ce ne fut pas tout. Après cette dernière étape, il y en eut une autre encore, cette fois la dernière.
Georges et Olivier ont alors le sentiment de toucher au but. Ils n’osent pas bouger de crainte d’interrompre la transe. Ils savent qu’il suffit d’attendre. Achille s’est enfin assis, et il dit:
— Comme j’étais plongé dans la plus profonde angoisse, comme j’étais déjà séparé du reste des humains, la Voix s’est de nouveau adressée à moi, et elle m’a dit: “Écoute bien! Cet Ange du Mal, qui n’est pas un homme, mais plutôt un fantôme, habite pourtant dans le corps d’un humain. Et cet homme a un nom par lequel je le désigne. Je l’appelle Rodolphe. Mais à quoi peut-on reconnaître l’être néfaste qui l’habite dans le Rodolphe qui se rencontre sur la terre, que ses voisins côtoient, qui a ses habitudes dans des lieux bien réels? Par quel prodige ses semblables pourraient-ils le découvrir un jour, alors que lui-même n’a aucune idée des crimes commis par l’entité néfaste qui le hante? Car ces crimes, comprends-le, se commettent quand il dort, et Rodolphe, au réveil, ne s’en souvient pas. Voilà le fait. Rodolphe, durant le jour, est l'être le plus paisible. On ne peut l’accuser de rien. Lui-même ne peut s’accuser de rien. Mais quand il dort, alors un monstre émane de lui, s’échappe de lui pour aller commettre les crimes les plus épouvantables. Tel est son immense pouvoir en même temps que sa faiblesse. Il ne sait pas qui il est. Son enfer est d’autant plus profond que personne, jamais, ne pourra le confondre. Et pas toi davantage que les autres! Car, à quoi ressemble-t-il, veux-tu me dire? Où irez-vous le chercher? Et même ce nom de Rodolphe, par quoi je le désigne, est-il bien certain que, sur la terre, il n’en ait pas un autre?”
La fatigue maintenant s’entendait dans sa voix. Une vraie fatigue humaine, enfin marquée par quelque chose qui ressemblait à de la pitié, peut-être de la tendresse. La lumière, déjà insuffisante, semblait encore faiblir. Il fallait que son récit s’achève. Clara les attendait derrière la porte. Elle attendait le moment où elle pourrait appeler le docteur Rinaldini pour mettre fin au supplice. Et ce moment de délivrance semblait à présent à portée de main. Achille n’était plus même une ombre, il n’était plus qu’un souffle. Pour finir son récit. Il a dit:
— Et alors, bien sûr, je me suis imaginé que ce Rodolphe si terrible, que cet ange du Mal n'était autre que moi. Je me suis fait horreur. Et ainsi, je me suis trouvé prisonnier de mon secret en même temps que de ma chambre. J’ai cru que, si la voix me parlait, c'était pour me dire que Rodolphe, c'était moi. Et personne d’autre que moi, bien sûr, ne devait jamais l’apprendre, pas même ma mère, et encore moins le docteur Rinaldini. Voilà où j’en étais. Voilà dans quelle prison morale, ce matin encore, j’étais enfermé sans le moindre espoir de jamais en sortir. Voilà quel était mon tourment pareil à celui des damnés. Mais, ce midi, je ne sais pas pourquoi, j’ai pu manger un peu plus que je n’avais réussi à le faire depuis bien des jours. Et ensuite, je me suis allongé sur ce lit où vous êtes assis et, pour une fois, je me suis endormi. Et là, j’ai fait un rêve.
Achille se lève. D’un geste, il allume une petite lampe de bureau, et cette fois il regarde ses visiteurs. Il leur dit:
— Ce n’était plus la Voix qui me parlait, c’était une vision. J’ai vu Rodolphe, j’ai su que c’était lui, et qu’il n’était pas moi. Un homme grand et maigre comme je ne le suis pas, avec des épaules larges, un visage buriné, une barbe mal taillée, des yeux clairs et des cheveux noirs qui lui tombaient sur les épaules. Une manière de vagabond, le plus pauvre des hommes. Un parmi le petit nombre de ceux qui couchent dans les hangars qui sont derrière le centre commercial de Nice-Étoile, et qui attendent que des camions arrivent, souvent de fort loin à travers les frontières de l’Europe. Et alors, aussitôt que je l’ai vu, la paix du ciel est descendue sur moi. J’ai su que cet homme n’était pas un criminel. Que le Mal avait pu quelquefois traverser son esprit comme il avait pu traverser le mien, mais qu’il ne fallait pas croire à l’horrible légende que la Voix m’avait dite. Au milieu de la nuit, quand la ville dort, les énormes camions arrivent de pays lointains. Ils font des appels de phares et, parmi les hommes qui dorment au fond du hangar, il y en a au moins un qui ne dort pas. La nuque appuyée sur une couverture, une cigarette au bec, il écoute de la musique. Alors, il réveille les autres. Ensemble, ils se mettent debout, comme si un Ange les avait appelés. Ils lèvent la tête pour voir s’il pleut encore. Puis, ils se dirigent vers l’arrière des camions. Ils en ouvrent le hayon et, une à une, ils déchargent les lourdes caisses qu’ils transportent.
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