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Un geek et sa mère

Comme ils quittent la rue Ségurane pour aller à La Barque rouge, Georges reçoit sur son portable un message qui dit: “Achille ne va pas bien. Il demande à vous voir. Si vous pouviez venir tout de suite, ce serait bien. Clara.” Il le montre à Olivier.
— Qui est Clara? demande Olivier.
— C’est la mère d’Achille. Elle a écrit ce message sur le téléphone d’Achille.
— Et qui est Achille?
Georges explique qu’il a rencontré ce garçon deux ans auparavant, à l’occasion d’un tournoi de jeux vidéo qui se tenait à Épinal.
— C'était à une époque où je m'intéressais aux jeux vidéo. Nicolas venait d’ouvrir sa boutique. Comme nous étions amis, je l'aidais à aménager le lieu. Pour me payer, il m’a offert une PlayStation. Sur son conseil, je me suis inscrit pour la première fois à ce qu’on appelait encore une LAN party, et comme une liste des participants avait circulé, où il apparaissait que nous étions deux, Achille et moi, à venir de Nice, nous avons pris contact et nous sommes convenus de partager une chambre d'hôtel. Le soir, dans notre chambre, nous avons bavardé. Achille était un véritable expert: il connaissait toutes les machines, les noms de leurs inventeurs, des scénaristes, des designers, il pouvait égrener les particularités des différentes versions de chaque jeu, et surtout il avait une connaissance incroyable de leurs univers. Et aussitôt que nous nous sommes connus, il s’est mis dans l'idée de me faire partager sa passion. De mon côté, j'étais curieux de ce qu’il pouvait savoir. C'était comme s’il avait vécu et qu'il continuait de vivre des vies hors de la sienne. Comme s’il ne cessait de voyager dans d’autres mondes. Mais assez vite aussi, j’ai été pris de vertige, je me suis imaginé qu’il pourrait un jour ne plus revenir, et son enthousiasme m’a fait regarder les explorations auxquelles il se livrait avec plus de distance.
— Et ensuite, tu l’as revu?
— Deux ou trois fois, à la boutique de Nicolas, dans des cafés, après qu’il m’ait beaucoup écrit pour me signaler ses découvertes, pour me faire part de ses scores aux niveaux étourdissants où l’entrainaient ces jeux. Et chaque fois, il paraissait déçu que je n’aie pas suivi ses recommandations, mais chaque fois aussi il repartait dans ses récits, dans ses évocations, avec le même désir et la même certitude qu’il finirait par me convaincre. Jusqu'à la dernière fois, il y a peut-être six mois, où il m’a emmené chez lui.
— Et là, tu as pris peur.
— Lorsque j’ai vu sa chambre, j’ai compris qu’il était en détresse.
— Sa mère était là aussi?
— Oui, et d’abord elle a paru heureuse que son fils amène un camarade. J’ai compris qu’Achille ne sortait plus de sa chambre que pour acheter des confiseries et des médicaments, et cette chambre était dans un état de désordre et de saleté à vous soulever le cœur. Je n’y suis pas resté longtemps avant qu’Achille ne se remette à jouer sur son ordinateur, sans plus me voir. Clara m'attendait derrière la porte, et elle a profité du moment où nous étions seuls pour me dire combien elle était inquiète. Depuis des semaines, il lui interdisait de faire le ménage dans son antre, il ne se montrait pas pour les repas qu’elle devait lui apporter sur un plateau et qu’il touchait à peine, il passait ses nuits à jouer, il ne se lavait plus, il écrivait sur ses murs et il ne voyait personne.
— Elle t’a parlé longtemps?
— À te voir, on croirait un enfant de cœur, mais c’est vrai que tu as lu des romans…
— Et que j’ai vu des films.
— Disons qu’elle m’a retenu à dîner dans sa cuisine. Que je me suis attardé.
— Disons cela.
— Et cet Achille est étudiant?
— Non, il occupe un emploi subalterne au conseil général. Mais il y avait des semaines déjà qu’il n'était plus retourné à son bureau. Il voit de loin en loin un psychiatre qui l’enjoint à accepter une cure de sommeil, et comme Achille refuse, il signe pour lui des arrêts de maladie. 

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