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Ernest De Luca (2)

Des mois ont passé, après ma conversation avec Léonie, sans que je revoie Ernest — ou, du moins, sans que je me souvienne de l’avoir vu, parce que maintenant, c’était une habitude. Je n'étais plus surpris de le rencontrer. Je savais qui il était, non seulement un voisin mais aussi un parent, qui portait le même nom que moi, qui avait bien connu mon père et mon oncle Pascal. Et, bien sûr, contrairement à la recommandation que m’avait faite Léonie, je n’avais pas trouvé utile de l’interrompre dans l’une de ses promenades.
Qu’aurais-je pu lui dire? Nous nous serions arrêtés au milieu d’un trottoir, et aussitôt que je me serais fait connaître, il n’aurait pas manqué de citer les noms de quantité d'autres cousins que je n’ai pas connus ou dont je ne me souviens pas. Et il m’aurait parlé de la ville où je suis né et où je ne suis jamais retourné, où je n’ai nulle intention de retourner un jour, et dont je ne garde qu’un tout petit nombre de souvenirs éblouissants mais incertains, comme des photos pâlies oubliées au fond d'un vieux tiroir.
Notre passé algérois n'était qu’une douleur, qu’une maladie de l’âme dont j’avais voulu me guérir et dont je m’étais guéri dès mon adolescence, à un âge où j’avais choisi d’autres engagements auxquels, depuis le temps, tant bien que mal, je tachais de demeurer fidèle.

Et puis, il est arrivé que je l'aperçoive derrière une vitrine. C'était celle du bureau d'accueil d’un garage situé dans la rue de la Gare du Sud devant lequel je passais chaque jour. Et d'abord, je ne me suis pas arrêté, j’avais à faire ailleurs, mais très vite je suis revenu sur mes pas. Quelque chose m'intriguait dans ce que j’avais vu.
Ernest était assis à une table, devant une tasse de café et il était en train de lire le journal. C'était là une image banale, et pourtant, à y regarder de près, à mieux y réfléchir, elle m’a paru loufoque.
Car si ce bureau d’accueil était meublé de trois ou quatre petites tables, et si, sur ces tables, il arrivait qu'on servît un café, comme je le voyais là, ce ne pouvait être qu’à l’intention de clients venus apporter leurs voitures et qui attendaient qu’elles soient réparées pour repartir avec. Or, Ernest me paraissait trop vieux et bien trop fragile pour s’asseoir encore au volant d’une voiture et la ramener chez lui.
Pour autant, il paraissait en paix et d’abord je n’ai pas cherché à en savoir davantage.

Je suis allé m’installer à la cafétéria Malongo, à quelques pas de là, où, chaque matin, je passe un long moment à lire et à répondre aux quelques courriers électroniques que je reçois. Et, ce jour-là, j’avais reçu un message d’un étudiant devenu professeur à son tour, qui évoquait un concept qu’il venait de découvrir et qui avait cours dans le domaine du cinéma.
Mon correspondant était un philosophe, je n’avais jamais imaginé jusqu'alors qu’il puisse s'intéresser sérieusement au cinéma. Mais, après tout, beaucoup de philosophes se sont intéressés sérieusement au cinéma, et son propos me donnait à penser qu’il préparait peut-être un ouvrage de sémiologie sur le sujet, ou peut-être un article de presse.
Avez-vous jamais entendu parler du MacGuffin? m’écrivait-il. Cela ressemble à un joke, d’autant que c’est Alfred Hitchcock qui l’a mis au goût du jour. Celui-ci le définit dans une conférence qu’il donne en 1939 à l'université Columbia. Il déclare alors: “Au studio, nous appelons ça le MacGuffin. C'est l'élément moteur qui apparaît dans n'importe quel scénario. Dans les histoires de voleurs c'est presque toujours le collier, et dans les histoires d'espionnage, c'est fatalement le document.”
Plus loin, il écrivait, et c’est mon lot, après avoir beaucoup enseigné et maintenant que je suis à la retraite, de recevoir des courriers de ce genre: Hitchcock revient sur le sujet dans le long entretien qu’il accorde à François Truffaut bien des années plus tard. Pour mieux se faire comprendre, ou seulement pour rire, il raconte alors l’anecdote suivante: “Deux voyageurs se trouvent dans un train allant de Londres à Édimbourg. L'un dit à l'autre: ”Excusez-moi, monsieur, mais qu'est-ce que ce paquet à l'aspect bizarre que vous avez placé dans le filet au-dessus de votre tête? — Ah ça, c'est un MacGuffin. — Qu'est-ce que c'est un MacGuffin? — Eh bien, c'est un appareil pour attraper les lions dans les montagnes d'Écosse — Mais il n'y a pas de lions dans les montagnes d'Écosse. — Dans ce cas, ce n'est pas un MacGuffin”.

J’avoue n'être pas allé plus loin, après cela, dans la lecture de ce courrier qui était fort long, parce qu’un souvenir m’est alors revenu à l’esprit. Il concernait ma première rencontre avec le cousin Ernest, celle que je viens de raconter. Nous sommes donc encore dans la cuisine de son tout neuf appartement niçois, devant les mulignane en train de frire. Ernest a fini de jouer je ne sais plus quelle chanson napolitaine — peut-être O Sole Mio, peut-être Torna a Surriento, peut être une autre. Nous y applaudissons comme il se doit, quand mon père ose alors me pousser en avant et déclarer que moi aussi, je suis un violoniste. On imagine ma confusion. Un violoniste, quand j’en suis à peine à commencer l'étude de cet instrument difficile, et que mon archet ne sait faire mieux que grincer sur les cordes! Et la réaction d’Ernest ne se fait pas attendre. Aussitôt il insiste pour mettre son instrument et son archet entre mes mains afin qu’à mon tour j’en tire quelques notes. Et, bien sûr, ce violon est trop grand pour moi. Et bien sûr mon archet se montre maladroit. Mais les trois hommes qui forment mon public ne m’en félicitent pas moins en me pinçant les joues. 
Et puis d’autre images ont éclos à la suite.
Ernest avait ouvert un salon de coiffure sur le boulevard Gorbella, et c’était dans ce salon que les hommes de ma famille allaient désormais se faire couper les cheveux. Pourquoi mon père ne m’y emmenait-il pas? Ma mère devait sans doute m’avoir trouvé un autre coiffeur. Mais, à son retour, il nous racontait combien Ernest était habile avec ses ciseaux, et comment il se débrouillait pour joindre l’utile à l'agréable. Si bien que, pendant des années, je ne suis pas passé devant sa vitrine sans songer que j’avais là un vieux cousin, petit et maigre, avec une tête de fouine, qui jouait du violon dans le dos de ses clients, en leur souriant dans la glace devant laquelle ils se trouvaient assis. Comme aurait fait un ange!
Alors, j’ai glissé dans ma poche mon téléphone sur lequel je lis aussi bien que j'écris, et je suis retourné voir où Ernest en était à présent dans la vitrine du garage.

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